A côté de l'église de Saint-Jacques-sur-Coudenberg, sur la place Royale, à Bruxelles, l'hôtel de Belle-Vue offre un cadre prestigieux à ses pensionnaires. © JULES QUEVAL/RIJKSMUSEUM

La Bruxelles de Lewis Carroll, entre visites et mystère

Le Vif

Il y a cent cinquante ans, en route pour Moscou, accompagné de son ami Henry Liddon, Charles Lutwidge Dodgson, alias Lewis Carroll, faisait étape à Bruxelles. Au programme : visite des plus beaux monuments de la capitale, scènes pittoresques et… un brin de mystère.

Bruxelles, le 13 juillet 1867. Le soleil brille et le thermomètre annonce 23 degrés. Les préparatifs pour la fête du Très-Saint Sacrement de Miracle sont en bonne voie à la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule, de même que ceux de la grande kermesse de Bruxelles qui débutera demain par un concours de tir à l’arc. Le train en provenance de Douvres s’arrête à la station des Bogards (1).

La silhouette dégingandée et légèrement courbée d’un révérend anglais s’avance parmi les autres touristes. Il porte des gants et serre fermement son sempiternel parapluie en se frayant un chemin à travers les grappes de voyageurs. Il s’appelle Charles Lutwidge Dodgson (2) mais, au Royaume-Uni, cela fait près d’un an déjà qu’on le connaît mieux sous son nom de plume de Lewis Carroll.

Un fin observateur de ses contemporains

Né le 27 janvier 1832 à Daresbury dans le comté de Cheshire, Charles est le troisième enfant d’une fratrie qui en comptera onze. Il suit les pas de son père, diplômé de l’université d’Oxford où il obtient, lui aussi, les honneurs en mathématiques. Il y devient ensuite maître de conférences et diacre, les deux charges étant alors indivisibles. Lorsqu’il n’enseigne pas les mathématiques, il s’essaie – avec succès – à l’art florissant de la photographie ; il va au théâtre, entretient ses amitiés (notamment avec la famille du peintre préraphaélite Dante Gabriel Rossetti ou la célébrissime tragédienne Ellen Terry), et invente des gadgets, tels le curieux nyctographe qui lui permet d’écrire dans l’obscurité.

Car, bien sûr, il écrit jour et nuit. Diariste rigoureux et épistolier invétéré, il est aussi fin observateur de ses contemporains et n’hésite pas, à l’occasion, à verser dans la parodie. Il rédige également des pamphlets chargés d’ironie dans lesquels il critique les décisions de l’administration de son université en matière d’architecture. Cependant, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, publiées en décembre 1865 chez Macmillan, constituent son premier succès littéraire.

En 1866-1867, il essaie tant bien que mal de persuader son éditeur de faire traduire Alice en français. Il finira par y parvenir, et la première traduction française, réalisée par Henri Bué, paraîtra en 1869. Il y donnera une suite, De l’Autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva (1872), puis se tournera vers d’autres aventures pour la jeunesse (La Chasse au Snark en 1876 et Sylvie et Bruno en 1895) tout en continuant de rédiger des essais consacrés aux mathématiques.

Charles Lutwidge Dodgson, alias Lewis Carroll.
Charles Lutwidge Dodgson, alias Lewis Carroll. © SSPL/GETTY IMAGES

Avec vue sur le parc

Mais pour l’heure, Dodgson est à Bruxelles. Il est accompagné de son collègue et ami de longue date Henry Liddon. Ensemble, ils ont décidé presque sur un coup de tête de se lancer dans le voyage de leur vie : un périple qui les mènera jusqu’à Moscou. Liddon a pour objectif d’y rencontrer les dignitaires de l’Eglise orthodoxe de Russie en vue d’un rapprochement avec l’Eglise anglicane ; quant à Dodgson, il est soudainement pris de bougeotte. Traverser l’Europe, voilà qui n’est pas rien pour ce timide professeur de mathématiques qui, à l’âge de 35 ans, n’a jamais quitté sa Grande-Bretagne natale !

L’un et l’autre tiennent un journal de leur périple, nous fournissant de nombreux détails sur leur séjour en Belgique. Dodgson se réjouit par exemple de n’avoir pas eu à s’acquitter de frais de douane à Blandain et compare les peupliers qu’il voit par la fenêtre du train à des soldats en campagne pliant sous le poids de leur barda. C’est là la marque du fantaisiste de voir dans des objets inanimés des personnages potentiels, comme il le fait par ailleurs avec les cartes à jouer d’Alice ou les pièces du jeu d’échecs dans De l’Autre côté du miroir.

Les deux compagnons s’installent à l’hôtel de Belle-Vue, situé face à l’entrée du parc de Bruxelles (parfois appelé à tort  » parc royal « ), dans le bâtiment même qui abrite aujourd’hui le musée BELvue. Leurs chambres ont vue sur le parc, et l’ambiance qui y règne attire bien vite leur attention. C’est décidé, ils iront s’y promener après le souper. Et quel souper ! Dodgson note avec une ironie fort carrollienne qu’il leur a été proposé un  » repas léger, qui en conséquence ne comptait que sept services « .

Dans son journal, l’auteur d’Alice note qu’ils se rendent ensuite au parc pour écouter de la musique dans une  » sorte de Cremorne « , en référence aux jardins alors en vogue à Chelsea (Londres). Henry Liddon précise qu’il s’agit en fait du Quinconce, qui accueille au soir du 13 juillet l’orchestre du théâtre royal de la Monnaie au grand complet.

Le programme, composé de neuf morceaux, dont l’ouverture de LaPie voleuse de Rossini, ainsi que de quelques polkas et polonaises, plaît beaucoup à Liddon. Dodgson, quant à lui, est plus impressionné par le caractère pittoresque du lieu  » où des centaines de personnes sont assises autour de petites tables sous les arbres, éclairées par une myriade de lanternes.  » Malheureusement, il n’est plus possible aujourd’hui de participer à ce joli tableau — le Quinconce ayant fait place à une aire de jeux pour les enfants.

Non loin du palais de la Nation, dans le parc Royal, la musique et la danse rythmaient les soirées aux lanternes.
Non loin du palais de la Nation, dans le parc Royal, la musique et la danse rythmaient les soirées aux lanternes.© JULES QUEVAL/RIJKSMUSEUM

Petites choses très divertissantes

Après une bonne nuit de sommeil dans ce qui est alors l’un des hôtels les plus en vogue de la jeune capitale, Dodgson et Liddon (qui sont tous deux, ne l’oublions pas, hommes d’Eglise) se rendent à Saints-Michel-et-Gudule pour le service du matin. Si ce dernier convient à Liddon, Dodgson y voit surtout une occasion de se divertir, comme à son habitude, des petites choses qui prennent un tour comique lorsqu’on les observe avec une certaine distance.

Ainsi, il écrit dans son journal :  » Il y avait la plupart du temps deux événements simultanés. Le choeur chantait des cantiques de son côté pendant que le prêtre procédait à la messe de manière complètement indépendante, et les autres religieux présents se livraient à des sortes de petites processions entre leur siège et l’autel, assorties de brèves génuflexions. De temps en temps, quelqu’un sonnait une cloche pour attirer l’attention des paroissiens lors des moments clés de la cérémonie, ce qui avait pour effet que l’on n’entendait plus rien du tout.  »

La confusion apparente des rites catholiques l’amuse certes beaucoup, mais il n’en est pas moins impressionné lorsqu’il assiste à la procession du Très-Saint Sacrement de Miracle, célébration qui commémore en grande pompe un miracle de 1370 au cours duquel des hosties profanées par des juifs du Brabant se seraient mises à saigner (les boucs émissaires avaient alors été jugés sommairement et exécutés sur le bûcher en place publique). Dodgson, que la sobriété de l’Eglise anglicane a sans doute conditionné à voir dans tout rituel un tant soit peu exotique un spectacle, se délecte des chants, des arrangements floraux multicolores et des costumes des participants au cortège, mais note tout de même que le tout est  » terriblement théâtral et extravagant « .

Dans l’après-midi, alors que Liddon rend visite à des amis à la délégation britannique (rue de l’Industrie), Dodgson en profite pour flâner dans les rues de la capitale. Sa promenade le mène à la Grand-Place,  » le plus bel exemple d’architecture gothique séculière au monde « , écrit-il. Il apprécie particulièrement la façade de l’hôtel de ville, à l’instar des nombreux touristes qui l’ont précédé et de ceux qui le suivront.

La plupart des lieux bruxellois visités il y a cent cinquante ans sont restés inchangés ou presque.
La plupart des lieux bruxellois visités il y a cent cinquante ans sont restés inchangés ou presque.© JULES QUEVAL/RIJKSMUSEUM

Qu’ont-ils donc bien pu faire ?

Après cela, les journaux des deux complices diffèrent. Liddon dit être allé à l’office du soir à l’église Saint-Jacques-sur-Coudenberg, mais Dodgson écrit qu’ils n’ont malheureusement pas pu y assister en raison d’un changement dans l’horaire des messes. Pourquoi les deux hommes racontent-ils des histoires contradictoires ? Qu’ont-ils donc pu bien faire cet après-midi du 14 juillet 1867 à Bruxelles ?

Les partisans des diverses théories fantaisistes qui veulent voir en Lewis Carroll tour à tour un accro aux opiacées, un pédophile victorien, ou même Jack l’Eventreur, ne manqueront pas de tirer leurs sinistres conclusions. Quant aux autres, ils resteront sur leur faim. Il est fort à parier que Liddon s’est simplement trompé dans son récit de la journée, ou que les compagnons de voyage ne se sont tout bonnement pas embarrassés de trop de détails. Quoi qu’il en soit, cela restera un mystère.

Les deux hommes quitteront Bruxelles en direction de Cologne par le train de 9 heures 40 le matin suivant, et poursuivront leur voyage vers Moscou en passant par Berlin et Saint-Pétersbourg. Le voyage de retour se fera par Paris, et ils rentreront en Angleterre le 13 septembre.

Henry Liddon, théologien anglais, collègue et ami de Carroll.
Henry Liddon, théologien anglais, collègue et ami de Carroll.

Dodgson ne reviendra jamais à Bruxelles, pas plus qu’il ne quittera ensuite la Grande-Bretagne. Les deux hommes resteront amis jusqu’à la mort de Liddon en 1890, que Dodgson qualifiera de  » perte tragique « . Lui-même s’éteindra à Guildford dans le Surrey huit ans plus tard, le 14 janvier 1898, à quelques jours à peine de son 66e anniversaire.

La plupart des lieux qu’ils ont visités il y a cent cinquante ans sont restés inchangés. La place Royale, où se trouvent l’ancien hôtel de Belle-Vue, l’église Saint-Jacques-sur-Coudenberg et, surtout, l’entrée du parc de Bruxelles, théâtre d’une charmante soirée à écouter des polonaises sous les lampions, sont toujours, à peu de choses près, telles qu’elles l’étaient lors du voyage de Charles Dodgson et Henry Liddon.

Ainsi, si toutefois il vous arrivait par un beau soir estival, au détour d’une allée du parc, de humer l’air du couchant, il n’y aurait rien de surprenant à ce que vous lui trouviez un écho de l’été 1867. Et si une silhouette dégingandée vous observe du coin de l’oeil, ne vous offusquez pas de la voir rire sous cape de la confusion qui règne (toujours) à Bruxelles.

(1) Aujourd’hui détruite et remplacée par la gare du Midi.

(2) Prononcer  » Dodson « , le  » g  » étant muet. Certains critiques attribuent l’existence du Dodo dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles au bégaiement dont était affublé Dodgson, qui, lorsqu’il se présentait, disait :  » Je m’appelle Charles Do-do-dodgson. « 

Par Justine Houyaux.

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