
Pourquoi 5.500 avocats doivent attendre pour être payés par l’Etat
Les avocats qui prennent la défense des justiciables les plus démunis devront attendre plusieurs mois avant de percevoir leur rémunération de la part de l’Etat. La faute au budget fédéral, qui a tardé…
Quelque 5.500 avocats devront encore un peu patienter: la rémunération que le cabinet de la Justice leur doit pour l’aide qu’ils ont apportée aux justiciables les plus financièrement défavorisés ne leur sera pas entièrement payée en mai, comme d’habitude. La ministre de la Justice, Annelies Verlinden (CD&V), n’est en effet pas en mesure de leur verser cet argent, dès lors que le gouvernement Arizona ne dispose pas encore d’un budget des dépenses définitivement arrêté pour 2025. C’est ce qu’elle a annoncé, le 22 avril dernier, en commission Justice de la Chambre.
Résultat? Le département de la Justice est obligé de fonctionner, en termes de finances, avec des quarts provisionnels. En d’autres mots, il n’a accès pour l’instant qu’à l’enveloppe dégagée pour les deux premiers trimestres de 2025. Concrètement, 101 millions d’euros sont disponibles, alors qu’il en faudrait 146 pour payer tous les avocats actifs en aide juridique de deuxième ligne, qui ont dûment rentré leurs fiches de prestations, complètes et clôturées, en… juin 2024.
«Le cabinet de la Justice a évoqué le paiement des prestations pro deo parfois à hauteur de 60% et parfois à hauteur de 75% du montant total, détaille Stéphane Gothot, président d’Avocats.be. Avec 101 millions, on serait environ à deux tiers de ce qui est dû.»
C’est donc bien le contexte budgétaire –et seulement lui– qui explique le report de paiement annoncé, ce qui fâche nombre d’avocats. Parmi eux, certains travaillent beaucoup dans le cadre de l’aide juridique et dépendent largement du versement de leurs rémunérations par l’Etat pour faire tourner leur boutique. Or, «l’arrêté royal du 21 février 2024 qui fixe les modalités pratiques de ce paiement ne prévoit pas de date limite pour l’effectuer», rappelle Sarah Stoupy, avocate à Charleroi et responsable du Bureau d’aide juridique local. Les avocats ne disposent donc d’aucune voie de recours pour exiger d’être payés plus vite, même s’ils sont assurés de l’être plus tard. Aucune base contractuelle ne lie les hommes et femmes en toges à l’Etat, et ne peuvent à ce titre être considérés comme des salariés des pouvoirs publics. Au sein des barreaux francophones et germanophones, on compte environ 2.500 avocats actifs dans l’aide juridique, tandis qu’on en recense environ 3.000 dans les barreaux de Flandre.
Ce n’est pas la première fois qu’un tel cas de figure se présente. Le ton était ainsi monté entre les avocats et la ministre de la Justice d’alors, Annemie Turtelboom (Open VLD), en 2013. «Chaque fois que nous changeons de gouvernement et que le budget se fait attendre, nous sommes dans cette situation», constate Sarah Stoupy. Or les avocats doivent non seulement se payer avec cette somme mais aussi verser le salaire de leurs éventuels collaborateurs et financer les frais de fonctionnement de leur cabinet. «Il n’y a rien d’anormal à ne travailler que dans l’aide juridique, souligne Sarah Stoupy. Les avocats qui sont spécialisés en droit des étrangers ne travaillent pratiquement qu’en pro deo. Certaines compétences juridiques, plus que d’autres, impliquent de se retrouver davantage dans cette situation.»
Une addition de points
Le système de paiement des avocats pro deo s’appuie sur un système de points. A chaque prestation y correspond un certain nombre, chacun d’entre eux équivalant à une heure de travail. L’arrêté royal du 21 février 2024 fixe la valeur du point à 93,97 euros, exemptés de TVA. Il prévoit aussi de l’indexer. Les avocats pro deo ne sont pas forcément moins bien payés que leurs confrères. Tout dépend de la hauteur des exigences salariales de chacun. Un avocat qui facture 100 euros de l’heure hors TVA ne gagne pas beaucoup plus que celui qui travaille en aide juridique pour 93,97 euros le point/l’heure.
Lorsqu’un dossier est clôturé, parfois plusieurs années après avoir été ouvert, l’avocat pro deo boucle donc son rapport, qui reprend les prestations effectuées, les heures de travail comptabilisées et le nombre de points accumulés. Après être passé par le filtre d’un contrôle, ce dossier final débouche, généralement en mai ou en juin de l’année suivante, sur le paiement des sommes dues. Mais pas cette fois… «Nous sommes à la merci des quarts provisionnels», résume Stéphane Gothot.
Près de 190.000 demandes
En Belgique, l’aide juridique permet à des citoyens ne bénéficiant pas de ressources suffisantes d’entamer une procédure judiciaire dans laquelle l’intervention de leur avocat et les frais de justice sont soit entièrement soit partiellement pris en charge par les finances publiques. Les mineurs d’âge ont d’office droit à cette aide gratuite de deuxième ligne.
«Les avocats ne disposent d’aucune voie de recours pour être payés plus rapidement.»
Selon les seuils d’accès fixés au 1er septembre 2024, relevés depuis 2020, une personne isolée dont les revenus globalisés net sont inférieurs à 1.582 euros et des cohabitants dont le revenu net du ménage est inférieur à 1.884 euros par mois ont droit à une assistance juridique totalement gratuite. Une aide partiellement gratuite est proposée aux isolés qui affichent des revenus compris entre 1.582 euros net par mois et 1.884 euros et aux cohabitants dont le ménage bénéficie de rentrées nettes comprises entre 1.884 et 2.184 euros par mois. Une déduction de 348,26 euros par personne à charge est prévue. «Des citoyens issus de la classe moyenne, par exemple un couple avec enfants, qui touche 2.500 euros de revenus par mois, viennent désormais nous trouver dans le cadre de l’aide juridique de deuxième ligne, illustre Sarah Stoupy. Le public-cible s’est élargi.»
Les chiffres des demandes d’aide juridique ne cessent en effet d’augmenter. Entre le 1er septembre 2022 et le 31 août 2023, 187.679 demandes d’aide juridique avaient été introduites, contre 140.712 en 2021-2022, et 125.268 en 2020-2021. Sur ces 187.679 demandes, 1.599 ont fait l’objet d’un refus. La facture pour le SPF Justice s’en ressent forcément: l’Etat a ainsi consacré 131,5 millions d’euros à l’aide juridique en 2020-2021 contre 112,5 millions en 2019-2020 et 109,7 millions en 2018-2019.
Les barreaux francophone, germanophone et flamand sont toujours en concertation avec le cabinet de la Justice pour tenter de résoudre ce problème de liquidités au plus vite. Le budget fédéral 2025 a été publié ce samedi 26 avril sur le site de la Chambre. Les montants prévus pour financer l’aide juridique y figurent bien, à hauteur de 196.581 euros. Sachant que ce budget doit encore franchir plusieurs étapes, et notamment être voté en séance plénière, il ne faudrait pas compter sur un paiement complet des avocats pro deo avant la mi-juillet.
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