Le décès tragique de Fabian, 11 ans, percuté par un véhicule de police, ravive les inquiétudes sur les courses-poursuites en milieu urbain et sur certaines méthodes policières. Le parquet a confirmé l’inculpation du policier.
Ce sera sa dernière escapade, sa dernière bêtise de gosse. Le 2 juin, Fabian, 11 ans, emprunte la trottinette électrique de son grand frère. Celui que ses proches surnomment affectueusement «chouchou» est trop jeune pour conduire un engin motorisé, mais il a en tête de faire un petit tour dans le parc Elisabeth, à cheval sur les communes de Koekelberg et Ganshoren. Repéré par une patrouille de police, il est pris en chasse. Percuté par ceux dont la mission est de protéger, Fabian ne se relèvera pas.
«C’était un enfant comme tant d’autres. Il aimait jouer à la PlayStation, il faisait ses devoirs. Ce n’était pas quelqu’un qui sortait comme beaucoup de jeunes, ce n’est pas un garçon de la rue, ce n’est pas un voyou», décrit son petit-cousin, à la RTBF le 2 juin, lors de la cérémonie organisée en sa mémoire à Ganshoren.
Le nom de Fabian s’ajoute à la liste, déjà longue, des jeunes qui ont perdu la vie ces dernières années au cours d’une intervention policière. En 2018, la petite Mawda (2 ans) meurt à l’arrière d’une camionnette transportant d’autres migrants, touchée en pleine tête par un tir policier sur une autoroute. En 2017, la moto de Ouassim et Sabrina (20 et 24 ans), prise en chasse par la police, percute de plein fouet un autre véhicule de police stationné à la sortie du tunnel Bailli, à Bruxelles. En 2019, Mehdi (17 ans), est percuté au Mont des Arts, près de la gare Centrale, par une voiture de police qui filait à toute allure sur une autre intervention. En 2020, enfin, Adil (19 ans) tente d’échapper à un contrôle de police à Anderlecht; son scooter entre en collision avec une patrouille venue en renfort.
145
plaintes, impliquant 350 membres des forces de l’ordre, sur les 3.112 enregistrées par le comité P en 2022 ont fait l’objet d’une décision judiciaire.
De «malheureux accidents»?
Pour le Délégué général aux droits de l’enfant, Solayman Laqdim, ces trop nombreux décès sont plus que de malheureux accidents. Ils s’inscrivent dans une problématique plus générale de violences policières qui visent essentiellement des jeunes issus de la diversité. Dans son rapport 2022, l’Observatoire des violences policières (ObsPol) recense 87 signalements au cours de l’année, dont 43% pour des coups et 22% pour des arrestations abusives. Parmi ces victimes, seules 29% ont déposé plainte, les autres se sentant découragées face à la difficulté du processus ou, de façon plus inquiétante, par peur de représailles.
Au total, le manque de confiance dans les mécanismes de plainte existants explique 62% des non-dépôts de plainte. Le rapport pointe un autre problème: certaines plaintes ne sont pas déposées à cause de comportements illégaux de la part des policiers tels que l’impossibilité d’identifier les agents responsables malgré l’obligation légale de porter un numéro de matricule ou le refus d’enregistrer la plainte dans les commissariats. L’organe s’interroge enfin sur les sanctions peu nombreuses prononcées à l’égard des policiers mis en cause dans ces violences policières: ainsi, sur 3.112 plaintes enregistrées par le comité P en 2022, seules 145 impliquant 350 membres des forces de l’ordre ont fait l’objet d’une décision judiciaire. Dans 30 cas seulement, la victime a obtenu gain de cause et 20 policiers ont été sanctionnés par une peine de prison, des amendes ou des travaux d’intérêt général.
Pourquoi tant de méfiance réciproque ?
Comment expliquer que ceux qui étaient censés protéger Fabian de son comportement imprudent, en lui confisquant sa trottinette ou en lui infligeant une amende, soient la cause de son décès?
Dans certaines zones bruxelloises, une méfiance réciproque semble s’être installée entre les policiers et les jeunes. Autrefois, l’agent de quartier incarnait une figure bienveillante et à l’écoute et parvenait, dans certaines situations, à prévenir les comportements imprudents, désamorcer les conflits ou apaiser les tensions. Mais des réformes successives ont redéfini les missions des polices locales. Depuis, la confiance entre la police de proximité (composée d’effectifs rarement issus du quartier) et les habitants n’a fait que s’effriter. A cela s’ajoute l’impression, justifiée ou non, que la police reste impuissante face à certains phénomènes criminels, comme les fusillades liées au trafic de drogue à Bruxelles.
Pour rétablir ce lien et la confiance, des initiatives souvent portées par des asbl ou par les communes elles-mêmes, telles que des matchs de foot entre policiers et jeunes, ont été imaginées. Mais leur succès reste mitigé.
Une rupture que verbalise l’une des participantes à la cérémonie d’hommage dans les colonnes de la DH Les Sports+, le 5 juin: «La police ne fonctionne pas bien, ils sont agressifs, ne mettent pas les priorités aux bons endroits. Un homme s’est fait tuer ce matin à Anderlecht, il n’y avait aucun agent pour arrêter les tireurs mais ils ont par contre le temps de chasser un gamin dans un parc.»
«Il est temps de prendre le mal à la racine mais il ne semble pas y avoir de volonté politique pour le faire.»
A la tête de la section belge de Défense des enfants international (DEI), l’ONG qui avait assigné l’Etat belge dans l’affaire Mawda et avait obtenu sa condamnation devant le tribunal de première instance de Bruxelles, Benoît Van Keirsbilck inclut dans la gravité des faits la souffrance infligée à la famille de Fabian, mais aussi le traumatisme pour ses camarades de classe et pour tout un quartier : «Il est effarant que la police circule en SUV dans un parc et se mette à poursuivre une trottinette. On peut comprendre la réaction de Fabian qui, voyant le véhicule de police derrière lui, a pris la fuite. Ce réflexe reflète le sentiment, chez de nombreux jeunes, qu’ils ne sont pas protégés par la police mais que leurs relations reposent sur différentes formes de violence et de stigmatisation. Ils pensent que les policiers partent du principe qu’ils ont forcément fait quelque chose de mal. Si l’on ne parvient pas à répondre à ce sentiment, les incidents ne feront que se répéter.»
Pour Benoît Van Keirsbilck, les parcs et les espaces fréquentés par des enfants devraient davantage être contrôlés par des brigades cyclistes. «Cela améliorerait certainement la prévention et consoliderait le vivre-ensemble, avance-t-il. Il serait également souhaitable que la police réévalue son attitude face à la jeunesse: trop peu de mécanismes sont utilisés pour faire baisser la pression et les tensions. Il est temps de prendre le mal à la racine mais il ne semble pas y avoir de volonté politique pour le faire.» Défense des enfants international compte suivre de près le déroulement de l’enquête et les débats politiques sur la manière d’éviter à l’avenir ce type de drame et n’exclut pas de se porter partie civile dans le dossier du jeune Fabian.
Des policiers insuffisamment formés?
Ce souhait d’améliorer les techniques d’intervention serait pourtant partagé par de nombreux policiers. Me Laurent Kennes a défendu plusieurs agents et zones de police devant la justice mais a aussi représenté des victimes de bavures policières. Il a notamment défendu l’auteur du tir à l’origine du décès de la petite Mawda. S’il partage la tristesse et la colère de la famille et de tous ceux qui pleurent Fabian, il a pu constater à quel point être responsable de la mort de quelqu’un, un enfant en particulier, est «extrêmement pénible». La mort du petit Fabian ne pose pas la question des violences policières mais du recours à la force, estime l’avocat. «Le choix qui se pose pour un policier est de poursuivre ou non et jusqu’où il peut se mettre en danger et mettre en danger les autres usagers pour atteindre un but. Et s’il doit renoncer à poursuivre», dit-il.
Dans l’affaire du décès de Fabian, comme dans d’autres auparavant, le problème de «l’effet tunnel» a été soulevé. L’expression renvoie à une situation où l’attention du policier est à ce point focalisée sur un objectif (une arrestation ou échapper à un danger imminent) que la perception du danger environnant s’en trouve amoindrie et que les signaux d’alerte sont moins perceptibles. A la police, seules les unités spécialisées comme la DSU (Direction centrale des unités spéciales) sont formées à l’interception sécurisée de véhicules. Les équipes régulières reçoivent une formation unique à la conduite prioritaire, sans suivi ni approfondissement et il n’existe aucun programme structurel pour l’interception tactique, la prise de décision en quelques secondes ou des exercices en scénario réel.
Des directives trop imprécises?
Les règles qui encadrent les courses-poursuites et les responsabilités de ceux qui prennent les décisions dans ce type de situations sont également fixées dans une directive ministérielle. Le texte inclut notamment dans les «événements dynamiques non planifiés» les cas où le conducteur prend la fuite lors d’un contrôle routier ou qu’il n’obtempère pas à une injonction légale. Il établit un schéma de réactions et impose également le respect des principes fondamentaux de légalité, de subsidiarité, de proportionnalité et d’opportunité pour chaque action policière de première ligne. Le problème est que le texte comporte des contradictions, soulève Laurent Kennes, et se révèle être trop flou, trop imprécis pour coller à la réalité du terrain.
Dans une note envoyée à ses affiliés le 6 juin, le syndicat policier Sypol, revient sur les événements tragiques et sur «les tensions entre l’action policière, l’opinion publique et les réflexions politico-éthiques». Ainsi que sur le manque de cadre pour ces interventions risquées: «La proportionnalité et l’opportunité d’une poursuite sont quasi impossibles à évaluer en temps réel. L’évaluation a posteriori est presque exclusivement basée sur le résultat. Si l’intervention réussit, on estime que l’agent « a simplement fait son travail »; si elle tourne mal, cela entraîne souvent une poursuite judiciaire, une indignation publique et un traumatisme durable pour l’agent impliqué. La frontière entre une « intervention réussie » et une « catastrophe » ne diffère que de quelques secondes.»
La mort de Fabian, comme celle d’autres avant lui, a suscité un vif émoi parmi la population. Elle a aussi fait réagir le monde politique. A la Chambre, quelques jours après le drame, le ministre de l’Intérieur a été interpellé sur les dysfonctionnements au sein de la police. Bernard Quintin (MR) s’est peu exprimé sur le fond du dossier, préférant attendre les résultats des différentes enquêtes, dont celle du Comité P. Il a toutefois demandé à la police de lancer une analyse poussée de la pratique des courses-poursuites impliquant des deux-roues et des usagers faibles en milieu urbain. Des usagers dont la présence dans l’espace public ne fait que croître et qui s’exposent au danger, d’autant qu’il ne vient pas toujours de là où on l’attend.
Le parquet confirme l’inculpation du policier
Le procureur du roi de Bruxelles a confirmé qu’un policier a été inculpé et placé sous mandat d’arrêt dans le cadre de l’enquête sur l’accident mortel survenu dans le parc Élisabeth à Ganshoren. Il est poursuivi pour entrave méchante à la circulation ayant entraîné la mort, un chef d’inculpation passible de 20 à 30 ans de réclusion, conformément à l’article 408 du Code pénal. Le juge d’instruction a ordonné sa détention provisoire à domicile.
Il ne s’agit toutefois pas d’une qualification impliquant une volonté de tuer, a précisé le parquet. L’autre policière présente dans le véhicule a également été entendue, mais n’est pas inculpée à ce stade. Selon les premières constatations, les gyrophares et la sirène de la voiture n’étaient pas activés au moment des faits.
(Belga)