© Anthony Dehez

Jan Bucquoy : «Des mecs comme moi, il n’y en aura plus»

Il y a évidemment les dérapages et la provoc. Mais Jan Bucquoy est aussi cet inclassable artiste protéiforme qui s’est fait une place dans les univers du cinéma, de la bédé et du happening pour défendre le droit à la liberté d’expression et à la distraction.

Le mardi, il n’y a pas de croissants à la brasserie de L’Union, sur le parvis de Saint-Gilles. Alors Jan Bucquoy emmène ses tartines. Pas sa monnaie – il l’a oubliée – mais il aura la chance de croiser un pote pour lui offrir un café et un verre d’eau. Sous une brise modérée, l’artiste laisse voler ce qui lui reste de cheveux, chaudement protégé par son veston bleu foncé et sa chemise rouge sang maculée d’une tache noire. Gloutonnerie? Maladresse, plutôt. Le Bruxellois d’adoption achève à peine la composition d’une quarantaine de toiles représentant Charleroi et ses patelins. En noir, donc. «J’avais fait pareil à la côte belge», glisse l’intéressé, qui ne touche ni à son café ni à son verre d’eau. «L’ idée est de faire exister un territoire.»

Jan aurait voulu naître en Corse, en Catalogne ou en Irlande du Nord, pour pouvoir défendre une cause forte et finir en beauté. Il a fallu qu’il voie le jour en Flandre-Occidentale… «C’est peut-être pour ça que je suis devenu nationaliste d’un pays qui n’existe pas et que l’on doit constamment reconstruire. La Belgique, c’est des sables mouvants. La Belgique, c’est le surréalisme.» Ce n’est pas par hasard qu’en près de soixante ans d’activité, cet inclassable trublion a brûlé une toile de Magritte, créé le Musée du slip, publié une parodie porno de Tintin, fomenté plusieurs coups d’Etat, décapité symboliquement le roi Baudouin, cocréé le parti Banane (Bien allumés, nous allons nous éclater), mais aussi écrit des bédés fantastiques et réalisé quelques films iconoclastes. Entre autres. Jan Bucquoy, c’est le surréalisme.

Son plus gros risque

«Naître. Je n’avais rien demandé et je me suis retrouvé là, à Harelbeke.»

Dictateur de la loterie

«Au départ, je voulais bêtement rester à Harelbeke et jouer au foot avec mes amis. A 12 ans, ma mère m’a obligé à aller étudier le français à Mouscron. Ça a créé une rupture. J’ai dû m’adapter à une autre culture et ça a beaucoup fait travailler mon imaginaire. Après, j’aurais pu revenir m’installer à Harelbeke, me marier avec la fille du voisin et vivre dans mon petit bungalow avec un peu d’herbe autour. Mais j’ai vite compris que c’était un piège. Aurais-je eu une vie de merde? Pas plus que celle-ci mais au moins j’ai essayé.»

L’essai, voilà ce qui anime toujours le septuagénaire. Ce besoin de s’installer dans un espace et de le changer par sa présence «d’une façon infinitésimale et en restant humble». Bucquoy se voit comme un animateur culturel en milieu hostile. Il anime, il réanime, il fait du bouche-à-bouche. «Je sais que je vais probablement échouer, mais j’y vais quand même et, de temps en temps, des choses bougent.» La possibilité de se moquer de la famille royale, par exemple. Sous le règne de Baudouin, le crime de lèse-majesté était passible d’une peine de cinq ans d’emprisonnement. L’artiste passera d’ailleurs une semaine au cachot dans la foulée de l’exposition, au Cirque d’hiver de Liège, de ses quarante toiles représentant la famille royale nue. «J’ai connu l’époque où les autorités rentraient dans les librairies pour retirer des rayons les bouquins antiroyalistes ou le Kamasutra. Si j’ai pu ne fût-ce que contribuer à changer cela, tant mieux.»

L’ agitateur a surtout été confronté à des échecs, souvent courus d’avance, comme ce 21 mai 2005, lorsqu’il emmène une petite troupe de contestataires sur la place Royale dans le but de renverser le roi. «Ce ne sont pas les élections qui transforment la société: on a récolté 0,01% des voix avec le parti Banane. Si on veut avoir un vrai impact, il faut un coup d’Etat. Après le renversement, je comptais m’improviser dictateur pour implanter mon programme.» En voici les grandes lignes: suppression de la propriété privée et redistribution des richesses par la loterie – «imagine le tollé en Belgique, où ils ont tous une brique dans le ventre» –, abolition des prisons et, en fin de compte, organisation d’élections par tirage au sort pour assurer un équilibre au pouvoir entre les avocats, les ouvriers, les économistes, les profs, les philosophes, etc. Ce 21 mai 2005, la police attendra que l’artiste pénètre la zone neutre interdite à toute manifestation pour l’intercepter. Il recommencera à trois reprises. A chaque fois un échec, à chaque fois un essai, une réflexion sur le partage et la liberté.

Si Bucquoy aime à ce point transgresser, c’est aussi parce qu’il cherche à défendre coûte que coûte la liberté d’expression. La plupart de ses happenings sont autant de tentatives de désacraliser la censure, quelle qu’elle soit. «On enferme et on sous-paie des gens dans des usines et on ne dit rien. Uber reproduit l’esclavage du XIXe siècle avec les technologies du XXIe sans que personne ne parle de scandale. Par contre, si tu dis qu’une femme a des petits seins, elle peut t’attaquer en justice.»

Sa plus grosse claque

«Je parlerais plutôt de séries de claques: les femmes que j’aime qui me quittent, le suicide de ma fille, la mort de la mère d’Arthur, mon dernier fils.»

Le Bruxellois le tient comme une vérité absolue: la liberté d’expression ne tue personne. Si quelqu’un n’est pas d’accord avec les propos d’un autre, qu’il porte plainte et un juge tranchera. «Je suis pour qu’un gars comme l’humoriste Dieudonné puisse s’exprimer. Il faut faire confiance aux gens: ils ne sont pas cons, ils peuvent se faire leur opinion, ils sont moins naïfs et mieux informés qu’en 1933.» Après tant d’années à mêler sa science de l’essai et son penchant pour l’anarchie dans ses œuvres, Jan considère comme un miracle d’encore exister en tant qu’artiste. «Mais je paie cher le fait d’être dans cette logique-là: on ne me récompense pas, je n’aurai pas la Palme d’or à Cannes et neuf films sur dix que je soumets à la Commission du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles sont refusés. Il faut un seuil de frustration résolument bas pour accepter ma situation.»

© Anthony Dehez

«Le message est aussi le massage»

Oscar Wilde estimait que si quelqu’un voulait dire la vérité aux gens, il devait les faire rire, sans quoi ils le tueraient. Des propos que le petit gars d’Harelbeke a intégrés dès l’enfance, quand il a compris que les autres se bidonnaient avec ses histoires. «L’ humour m’a permis de survivre. La créativité est peut-être mon seul don.» De fait, après ses premiers petits films à 15 ans, il écrit des pièces de théâtre, organise quelques happenings, vit Mai 68 en France avant de se faire éjecter pour incitation à la violence envers la police. Il se tourne alors vers la bédé, «un truc tellement libre», publie une cinquantaine d’albums – dont le succès de librairie Le Bal du rat mort – et s’attaque de nouveau au cinéma au début des années 1990.

La Vie sexuelle des Belges 1950-1978 est probablement son long métrage le plus populaire. Il y raconte son parcours, légèrement fictionnalisé, de gamin flamand qui débarque à la capitale et rencontre des femmes. «C’est très personnel, mais ça a fait le tour du monde: même des personnes de Singapour m’ont dit qu’elles s’y étaient reconnues. C’est la preuve que l’on est partout pareils. Les gens ont évidemment besoin de films incroyables avec des mecs qui tombent du ciel, mais ils ont aussi besoin que l’on revienne à leurs trucs à eux. Avec humour. Je ne suis pas comme les frères Dardenne, pour qui le message est le message. Pour moi, le message est aussi le massage, la façon dont on passe la pommade. Raconter la misère du monde, d’accord, mais pourquoi ne pas mettre ça en boîte?»

Son mantra

«La culture, c’est la règle. L’art, c’est l’exception.»

En 30 ans de carrière, le réalisateur a notamment fait jouer Benoît Poelvoorde, Edouard Baer, Yolande Moreau, Lolo Ferrari ou encore Alice (on the Roof) Dutoit dans son film le plus récent, La Dernière Tentation des Belges. Un hommage à ces pères absents, comme lui l’a été pour ses sept enfants. «Je voulais être plusieurs fois papa. D’abord parce que j’avais été élevé seul, ma sœur étant beaucoup plus âgée que moi. Et puis, par instinct: les abeilles, les fleurs, les hommes… s’il y a bien un but sur la planète, c’est de se reproduire.» Jan n’a donc jamais été ce père qui rentre à 17 heures et surveille les devoirs de sa progéniture, en faisant une croix sur les relations extraconjugales. «Dans mon parcours, j’ai brisé mon éducation catholique flamande pour passer aux années hippies, à la Nouvelle Vague et au magazine Pilote, où on remettait tout en question… J’ai gardé ce mode de vie, j’ai privilégié les aventures.»

En 2008, lorsque sa fille Marie se suicide, le cinéaste repense à cette absence qu’elle lui a toujours reprochée. Puis il se rend compte qu’à l’instar de ses camarades humains, il n’a pas été éduqué pour concevoir la mort. «Pourtant, si on avait intégré cette chose banale dès le départ, on aurait bâti une autre société, on n’aurait pas essayé de surinvestir dans l’immobilier ou d’acheter toujours davantage de trucs… Je rêve que l’on arrête d’avoir la prétention d’être important. Nous sommes juste une espèce invasive sur un petit rocher de l’espace. Des singes, qui ont l’instinct pour vivre dans les arbres mais possèdent la bombe atomique.»

La Dernière Tentation des Belges est un message du père à sa fille. Une façon de reconnaître que chacun a le droit de se suicider, mais qu’il reste toujours plein de conneries à faire, aussi. Il faut simplement aller les chercher soi-même. Et ça, ça fatigue Jan Bucquoy. «Je ne peux plus trop me permettre ce que je faisais par le passé, tant les loyers et les besoins de base deviennent impayables. Des mecs comme moi, il n’y en aura plus: l’art dans mon genre est trop cher, on ne peut plus vivre simplement en dénonçant des choses grâce aux bêtises. Fellini, Antonioni… ça n’existera plus. Si je le fais encore parfois, c’est parce que je suis malin. Je suis un survivor

Dates clés

1957 «Ma mère m’inscrit dans une école francophone à Mouscron. Je découvre la langue, la littérature et le cinéma français.»

1969 «Le premier homme marche sur la Lune et moi j’entre dans mon futur fief, le café Dolle Mol, dans le centre de la capitale.»

1980 «Ma première BD, Le Bal du rat mort, est publiée chez Michel Deligne.»

1990 «Je décapite le buste du roi Baudouin sur la Grand-Place.»

2014 «Dans mon Musée du slip, un inconnu vole l’exemplaire dédicacé d’Yvan Mayeur, le bourgmestre de Bruxelles.»

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