Enquête
Entre l’envoi de lettres anonymes, les audits assassins et l’impunité de certains actes, le Port autonome de Liège est en proie à un climat délétère. La direction se retranche derrière des réponses sommaires.
Il y a l’image lisse et nette des rapports annuels, qui le présentent comme une vitrine performante du redéploiement économique wallon, et puis la réalité plus maussade, obscure et conflictuelle. Depuis plus d’un an, un chaos règne au Port autonome de Liège (PAL), le troisième port fluvial d’Europe, gestionnaire de 33 zones le long de la Meuse et du canal Albert et pourvoyeur d’une trentaine d’emplois directs. Menaces de mort, lettres anonymes, utilisation de la main-d’œuvre au domicile personnel d’un responsable, mal-être au travail, organisation désastreuse… La liste des dysfonctionnements, corroborés par deux audits, est sidérante.
Il existe d’abord un copieux volet judiciaire. D’après des informations communiquées au Vif et confirmées par le parquet de Liège, deux perquisitions ont eu lieu le 27 mars dernier au port des yachts et au quai de Maastricht. Celles-ci sont survenues dans le cadre d’une instruction pour suspicion de corruption ciblant l’ancien directeur général, Emile-Louis Bertrand, en fonction jusque mars 2023 et dont le domicile a également été perquisitionné. Plus précisément, le parquet s’intéresse à des «réductions anormales de redevances sur un site portuaire», relate la porte-parole du parquet, Catherine Collignon. Y a-t-il eu une contrepartie et si oui, qui en a bénéficié? C’est sans doute ce que cherche à savoir la justice. «Le conseil d’administration en a été informé et a décidé à l’unanimité de se constituer partie civile afin de défendre ses intérêts, indiquent Yves Demeffe, le directeur général ad interim du PAL, et Willy Demeyer, président du CA et par ailleurs bourgmestre de Liège (PS). Le dossier étant à l’instruction, nous ne pouvons communiquer plus avant à ce sujet.»
Prise illégale d’intérêts
Par ailleurs, depuis 2023, une ou plusieurs personnes du port dénoncent, par vagues de lettres anonymes, des agissements de la direction passée (absence de gestion du personnel, une potentielle perception douteuse d’un mois de salaire, disposition des clés et badges d’accès), mais aussi ceux du responsable des ouvriers sur le site de Monsin qui, lui, est toujours en fonction. Ces lettres parviennent à la direction, ainsi qu’aux cabinets du ministre de tutelle, Philippe Henry (Ecolo), et de la ministre de la Fonction publique, Valérie De Bue (MR). Le Vif a pu consulter une partie de ces lettres, dont certaines, manuscrites, ne sont pas toujours lisibles. Parmi les griefs formulés et l’évocation de menaces de mort, figure le recours répété du responsable concerné aux ouvriers du PAL, pendant leurs heures de travail, afin d’effectuer des travaux à son domicile. Ces accusations recoupent celles obtenues par d’autres sources, évoquant notamment la confection d’une barrière métallique et divers travaux de menuiserie. Mis au fait de ces éléments, le parquet de Liège indique avoir ouvert une information pour prise illégale d’intérêts.
Interrogée sur le sujet, la direction se montre particulièrement évasive. «Si de tels abus et agissements devaient se produire, les ouvriers peuvent et doivent s’adresser à l’attaché responsable de l’organisation du travail sur le site», indique-t-elle simplement. L’usage du conditionnel est interpellant, puisque la direction a bel et bien été informée de cette situation et ce, bien avant la désignation, en janvier 2024, du nouveau responsable de l’organisation du travail. En août et septembre 2023, elle a en effet entendu l’ensemble des ouvriers individuellement, «parfois pendant plus d’une heure mais sans aucun procès verbal», glisse un travailleur, pour faire la lumière sur ces agissements. Depuis lors, aucune suite ou sanction n’a semble-t-il été envisagée.
Egalement contacté par Le Vif, le ministre Philippe Henry adresse une réponse détaillée, confirmant avoir reçu deux vagues de lettres anonymes: une première salve en 2023, qui a «fait l’objet d’un courrier officiel au conseil d’administration, afin que ce dernier prenne les mesures appropriées», puis six lettres entre le 5 mars et le 16 mai dernier. Ces dernières «énoncent succinctement les méfaits d’un membre du personnel et l’attaque ad hominem (menteur, voleur, escroc, etc.), sans pour autant relater les faits de 2023, poursuit son cabinet. Un courrier du ministre, à destination du CA du PAL ainsi qu’au Parquet de Liège, avec la mise en copie de la ministre De Bue, du directeur général ad interim et des commissaires du Gouvernement, est parti le 16 avril 2024.» Enfin, une demande d’avis aux services juridiques du SPW confirmerait que ce sont bien «aux organes de gestion du port de prendre les dispositions adéquates afin de résoudre cette situation».
Une nouvelle direction qui se dit «disponible, accessible et transparente», rétorquent Yves Demeffe et Willy Demeyer… Ce que contestent vigoureusement des travailleurs, lui reprochant, au contraire, son désintérêt manifeste et sa nonchalance, vu la gravité de la situation. Ainsi, par exemple, elle n’aurait pas porté plainte lorsqu’en septembre 2023, la police judiciaire avait retrouvé une douzaine d’armes, entreposées «par patriotisme» par un ouvrier dans un atelier du site de Monsin. «Nous confirmons la perquisition, commente laconiquement la direction. Le dossier étant toujours à l’instruction, nous ne pouvons communiquer à ce sujet.»
Les ouvriers et employés entendus dans le cadre d’une analyse des risques psychosociaux au Port attribuent la note médiocre de 4,9 sur 10 à la gestion du PAL.
A cela s’ajoutent les rapports assassins, dont un volet lié au mal-être des travailleurs impose un petit retour en arrière. Début 2023, alors que des lettres anonymes dénoncent déjà la gestion du Port autonome de Liège, se pose la question de la reconduction ou non d’Emile-Louis Bertrand en tant que directeur général. Mise au fait des vagues du port autonome, la ministre Valérie De Bue met son veto. «Par prudence et dans la limite de nos compétences, nous n’avons pas accordé une deuxième prolongation de carrière au directeur en place, qui avait déjà bénéficié d’une première prolongation au-delà de 65 ans», commente-t-elle. Fin mars 2023, le ministre Philippe Henry désigne de ce fait Yves Demeffe, premier auditeur à la Cour des comptes et expert financier au PAL depuis juillet 2022, en tant que directeur général ad interim.
Une gestion calamiteuse
Vu le climat déjà délétère au sein du PAL, cette transition s’accompagne d’une analyse des risques psychosociaux, menée par Cohezio, un service externe de prévention et protection au travail. Les conclusions rendues en juin 2023 sont assassines. Les ouvriers et employés entendus (97% des travailleurs) attribuent la note médiocre de 4,9 sur 10 à la gestion passée du PAL. Parmi les griefs recensés: une «direction lointaine, inaccessible et pas à l’écoute», des «sanctions différentes en fonction des personnes» ou encore des «avantages et promotions donnés à certains sans justification et sans procédure». Des employés jugés trop critiques se voient par ailleurs mis au placard dans des fonctions en tous points opposées à leur formation de base, pour des motifs nébuleux.
La nouvelle direction aurait pu tourner la page, et ouvrir un nouveau chapitre pour restaurer un climat de confiance parmi les travailleurs. A en juger par les retours que Le Vif a pu récolter, c’est loin d’être le cas. A la mi-mars, par exemple, une session du comité de concertation de base (CCB) prévoyait l’examen du plan d’action mis en place par le directeur général à la suite du rapport de Cohezio. Mais ce dernier l’a annulée une heure avant le début de la réunion. Depuis lors, aucun CCB n’a été remis à l’ordre du jour. «Le PAL avait la responsabilité de mettre en œuvre des plans de personnels afin de répondre aux problématiques soulevées par l’audit de Cohezio», souligne le cabinet du ministre Henry.
Quelle fut la nature de ce plan d’action? «En janvier 2024, un attaché responsable de l’organisation du travail sur le site de Monsin a été désigné, indiquent simplement Yves Demeffe et Willy Demeyer. Il est présent sur le site, le responsable des ouvriers affectés au site de Monsin travaille sous son autorité et sa supervision.» Des indiscrétions communiquées au Vif et entendues par l’ensemble des travailleurs corroborent toutefois la maladresse –a minima– de la direction actuelle lors de la présentation des résultats de l’analyse des risques psychosociaux au personnel. «Si des collègues ne sont pas contents, qu’ils aillent voir ailleurs», aurait ainsi lancé Yves Demeffe, annonçant par la même occasion deux teambuildings pour dissiper les tensions. Si son expertise en tant qu’auditeur est reconnue, ce dernier ne dispose d’aucune expérience ou formation en management –à l’inverse de tout candidat au poste permanent, qui doit faire valoir un certificat de management public. Ce qui, visiblement, n’aide pas au rétablissement du Port autonome de Liège.
Le récit aurait déjà pu s’arrêter là. Mais un deuxième rapport d’audit, émanant du bureau KPMG et terminé en janvier 2024, enfonce le clou. Il s’agissait cette fois d’évaluer l’organisation du travail sur l’île Monsin, où l’un des responsables fait l’objet de l’information judiciaire évoquée plus haut. Un audit, souligne le ministre Henry, qui faisait suite à un courrier envoyé de sa part le 31 juillet 2023, et visant à ce que la lumière soit faite sur les allégations des lettres anonymes. A ce stade, le conseil d’administration n’a semble-t-il pas été informé de son contenu. L’audit serait toutefois lui aussi très critique quant à la gestion passée.
L’imminence des élections n’encourage visiblement pas la sphère politique à désigner un directeur général définitif au Port autonome de Liège. «L’ouverture du poste a été actée par le gouvernement le 21 février 2024, indique le ministre Henry. La procédure de nomination est encore en cours.» D’après des indiscrétions rapportées au sein du gouvernement wallon, il semble toutefois qu’Ecolo ne souhaite pas reconduire une quinzaine de postes de direction des organismes qui en sont actuellement privés (dans la plupart des cas à la suite de départs à la pension) avant les élections, afin de ne pas les suspecter de nominations politisées. De ce fait, aucune désignation définitive ne serait attendue avant la fin de l’année du côté du PAL qui, décidément, navigue encore et toujours en eaux troubles. Quant au conseil d’administration, il semble lui-même peu soucieux des vagues persistantes de l’organisme dont il a la charge, déplorent certains travailleurs.