Carte blanche

Inondations… quand l’invisible ne l’est plus

La catastrophe météorologique qui a frappé nos contrées au cours de ces derniers jours laisse derrière elle des territoires meurtris, des populations épuisées et un sentiment général de sidération.

Certains considèrent, un peu benoitement, qu’il s’agit d’une énième alerte sur l’extrême nécessité de changer nos modes de vie et notre relation au monde. Et l’on aimerait les croire… D’autres encore, sceptiques à contre-courant, considèrent que ce sont des phénomènes purement naturels, entendez par là, complètement induits par la Nature et pas du tout liés à l’activité humaine.

Malheureusement, il ne s’agit pas du tout d’une mise en garde supplémentaire de Gaia ou de la Nature quant aux comportements destructeurs et de prédation de l’Homme sur son environnement, ni encore moins d’un phénomène naturel « normal » dont on ne devrait pas s’inquiéter.

Non, la réalité est bien plus simple et glaçante à la fois… Ces intempéries exceptionnelles ne sont ni les sirènes d’alarme que la Nature nous fait entendre pour nous faire éviter le pire, ni le cours « normal » de la vie…

C’est au contraire, la concrétisation implacable de la catastrophe qui est déjà là ! Ce que nous expérimentons, c’est cette catastrophe annoncée depuis le début de l’ère industrielle et modélisée depuis les années septante dans le rapport du Club de Rome (« Halte à la croissance)… Depuis lors, la communauté scientifique n’a cessé de nous alerter, envers et contre tout… mais la force du consumérisme, de la prédation et de « l’après-nous les mouches » a tout écrasé sur son passage, dont notre capacité de résistance, d’indignation et d’action politique.

Ces intempu0026#xE9;ries exceptionnelles sont la concru0026#xE9;tisation implacable de la catastrophe qui est du0026#xE9;ju0026#xE0; lu0026#xE0; ! Ce que nous expu0026#xE9;rimentons, c’est ce qui est annoncu0026#xE9; depuis le du0026#xE9;but de l’u0026#xE8;re industrielle

L’exploitation débridée de nos éco-systèmes a conduit lentement mais irrémédiablement à une transformation de nos conditions de vie. Des phénomènes météorologiques plus extrêmes qu’auparavant et une perte de biodiversité telle que l’on parle de la sixième extinction de masse sont en train de mettre à l’épreuve la manière dont nous avons organisé nos relations au monde, qu’il soit humain ou non-humain.

La catastrophe météorologique que nous vivons, dans la foulée de la crise sanitaire, pourrait faire penser aux discours apocalyptiques qui nous disent que l’effondrement systémique de nos sociétés n’est pas loin et surtout qu’il est inéluctable. Ces auteurs de l’effondrement que l’on appelle « collapsologues » (de l’anglais to collapse, s’effondrer) nous décrivent un monde qui arrive aux limites extrêmes de sa propre subsistance et qui, par effet domino s’effondre, ne permettant plus de répondre aux besoins essentiels de la population comme l’alimentation, le logement, le travail, la santé, l’éducation, la culture… Pour ces auteurs, l’effondrement est inévitable et touchera tout le monde. Que l’on soit riche ou pauvre, blanc ou noir, athée ou croyant, diplômé ou non, personne n’échappera à l’effondrement. Ce qu’il convient donc de faire, ce n’est pas de tenter l’évitement de la catastrophe mais bien de préparer ce qui viendra après.

Cependant, si l’on peut partager l’idée que la catastrophe est déjà là, force est de constater que les collapsologues sont (malheureusement) trop optimistes… car si l’effondrement a lieu, il n’est pas généralisé et ne touche pas tout le monde de la même manière, avec la même intensité… Les catastrophes ne touchent pas les populations uniformément mais elles viennent au contraire accentuer les inégalités existantes. Les intempéries, malgré les assurances, l’intervention du fonds des calamités, auront pour effet de pousser encore un peu plus les publics fragilisés sur les bords escarpés de la précarité.

Aussi, à l’effondrement économique, sanitaire, environnemental, s’ajoute l’augmentation inexorable des inégalités sociales qui met dangereusement sous tension notre système politique et nos valeurs démocratiques.

La destruction de nos ressources tant naturelles qu’humaines, que nous avons patiemment laissée se développer depuis la révolution industrielle, à force d’aveuglement et de désinhibition organisés, est aujourd’hui bien visible par toutes et tous, que l’on soit scientifique ou pas. Ces eaux qui tuent et détruisent tout sur leur passage sont les conséquences de ce que nos sociétés ont enfanté il y a deux cents ans.

Cette destruction nous montre surtout la vulnérabilité de nos sociétés face à ce que nous avons-nous-mêmes engendré, presque à l’insu de notre plein gré, à savoir une mise en culture hors-sol de notre monde. Car vulnérables nous le sommes, collectivement et ce, indépendamment de la capacité de certains milliardaires en quête de sensations fortes de s’envoyer en l’air dans la stratosphère pendant que des terriens soit épongent les sols, soit éteignent les incendies aux quatre coins du globe.

Il nous faut donc sans attendre non pas seulement tenter d’éviter les risques, mais aussi travailler sur nos vulnérabilités qu’elles soient de santé, économiques, technologiques / industrielles, énergétiques, alimentaires, éducationnelles, culturelles ou encore politiques. Et pour cela, il nous faut accepter que certaines dépenses soient réalisées « quoiqu’il en coûte » car ce sont les investissements indispensables dont nos collectifs ont besoin pour réduire leurs vulnérabilités multiples. Il nous faut donc une autre conception de l’économie et des finances publiques afin de considérer ces dépenses non comme des charges, mais comme des conditions essentielles au fonctionnement, voire à la survie de nos sociétés. Ainsi, en devait-il être pour les stocks de masques stratégiques détruits pour raison budgétaire un an avant la crise, la revalorisation du statut du personnel soignant et la réforme de la protection civile de 2017 pour ne prendre que quelques exemples.

Ce texte a le goût amer de l’impuissance, il ne sauvera aucune vie, n’adoucira aucunement la dureté du monde que nous avons contribué à faire advenir, il ne permettra pas non plus de réconforter celles et ceux qui ont tout perdu et qui vont devoir se battre, après la décrue, contre les marées administratives des compagnies d’assurance… mais de là où je suis, de là où nous sommes, ce texte est une énième bouteille à la mer, une de plus, s’ajoutant à toutes celles déjà jetées par des Thunberg, Charlier, Van Yperseele, De Schutter, Hulot… Elle est le témoin que de plus en plus de citoyens du monde sont prêts. Prêts à changer, prêts à bousculer cette impuissance organisée, prêts à s’engager pour provoquer – enfin – le changement de cap vers la durabilité et développer une transition juste.

Si nos collectifs au travers leurs organisations politiques représentatives ne changent pas drastiquement, en prenant au sérieux les demandes citoyennes grandissantes depuis près d’une quarantaine d’années pour une autre croissance, alors le changement s’imposera de lui-même par la catastrophe. Pour éviter cela, nous devons agir directement dans les territoires là où nous avons prise, localité par localité, quartier par quartier en réhabilitant nos lieux de vie comme autant d’espaces contribuant à la préservation de nos communs. Le tout sera de le faire sans repli sur soi, sans rejet de l’autre… l’espoir est permis car les élans de solidarité qui ont fleuri sur les coulées de boue nous montrent la voie.

Sébastien Brunet, Professeur à ULiège en prospective et analyse de risques

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