Emmanuel Gerard © Debby Termonia

« Il est évident que l’enquête sur les Tueurs du Brabant est manipulée »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

L’historien louvaniste Emmanuel Gerard a consacré sa carrière à l’étude du système politique belge, sur scène et en coulisses. Il ne se fait plus beaucoup d’illusions : « Ce qui se passe dans la réalité ne correspond pas à l’image d’une Belgique à la démocratie tranquille. »

Le vendredi 10 novembre, l’historien louvaniste Emmanuel Gerard fête sa pension par une conférence sur « le retour éternel des années trente ». Au cours de sa carrière, Gerard a associé son travail académique d’historien à un engagement actif au sein du mouvement ouvrier chrétien. Son oeuvre historique la plus célèbre se situe entre l’historiographie et la politique. En 1984, il obtient son doctorat grâce à sa thèse sur le parti catholique d’avant-guerre. Son promoteur, Lode Wils, fait l’éloge de sa thèse en ces termes: « Dans la mesure où une oeuvre historique peut être définitive, c’est une oeuvre définitive. »

En 2000, Gerard participe à la rédaction du rapport final de la commission d’enquête parlementaire sur l’implication belge dans l’assassinat du Premier ministre congolais destitué Patrice Lumumba en 1961. Son étude Death in the Congo, où il évoque aussi l’implication des Américains, figure dans les listes de fin d’année du The Wall Street Journal en 2015. Cette même année, Gerard dirige aussi l’enquête historique menée à la demande du Sénat sur l’assassinat de Julien Lahaut, le président du Parti communiste, en 1950. Gerard et son équipe aboutissent à des constatations spectaculaires. Ils exposent les rouages autour des assassins, y compris leurs contacts dans le monde de la Justice et des services de police, leurs protecteurs politiques et leurs sponsors de la haute finance belge. Ce réseau a permis le sabotage aussi discret que compétent de l’enquête judiciaire autour du meurtre de Lahaut. « Je ne fais pas partie de ces historiens qui s’intéressent à l’histoire uniquement par intérêt pour le passé. Il faut respecter le passé pour ce qu’il est, mais il y a suffisamment de sujets actuels et de problèmes qu’on peut mieux comprendre si on les explique depuis une perspective historique. »

Avec Rudi Van Doorselaer, l’ancien directeur du Centre d’Études et Documentation Guerre et Sociétés contemporaines (CEGESOMA), vous plaidez dans une Carte blanche paru dans le quotidien De Standaard en faveur de l’implication d’historiens dans l’enquête sur les Tueurs du Brabant.

Emmanuel Gerard: Puis-je parler dans le cadre mon expérience dans le dossier Lahaut? Là aussi, nous nous sommes heurtés à un réseau privé imbriqué avec des instances officielles. Les premières années après la Deuxième Guerre mondiale, un certain André Moyen, ancien membre de la résistance armée et anticommuniste d’extrême droite, gérait un service de renseignements privé qui coopérait avec la Police judiciaire (PJ). Moyen entretenait de bonnes relations avec les membres de la vie d’entreprise et de la politique – et non des moindres. Lors de l’enquête sur le meurtre de Lahaut, les chercheurs se sont heurtés aux noms d’un certain nombre de collaborateurs de Moyen, mais chaque fois ils se sont égarés. Pourquoi ? Parce qu’il y avait toujours d’autres chercheurs qui avaient certaines obligations à l’égard de Moyen et se mettaient à couvrir les faits qui auraient pu mettre leurs amis en fâcheuse posture. C’est ainsi que nous avons constaté il y a quelques années que les noms des assassins de Lahaut figuraient déjà dans le dossier judiciaire. Cependant, les enquêteurs de Liège ne les ont jamais reconnus, parce qu’on leur mettait des bâtons dans les roues en interne.

Comment avez-vous pu reconstituer ce sabotage cinquante ans plus tard? Et comment celui-ci peut-il se révéler utile pour l’enquête sur les Tueurs ?

Parce qu’en tant qu’historiens on ne peut pas nous interdire de découvrir d’autres informations que les données qui se trouvent dans le dossier judiciaire. Le nom de l’assassin de Lahaut, François Goossens, figurait littéralement dans le dossier judiciaire. Après un indice, le juge d’instruction liégeois avait ordonné une enquête discrète. Ensuite, la Police judiciaire de Liège a transféré cet ordre à ses collègues de Bruxelles, car Goossens habitait à Hal. La réponse bruxelloise était, en résumé : « Goossens est un brave type. » Du coup, le juge d’instruction a décidé de laisser François Goossens tranquille.

Nous avons découvert la façon dont Goossens était protégé en cartographiant le réseau d’André Moyen. Goossens en faisait également partie. Quand nous avons étudié les archives de la PJ bruxelloise – qui ne se trouvent donc pas dans le véritable dossier sur le meurtre de Lahaut – nous avons constaté à notre étonnement que pas moins de 20% de tous les dossiers de la section policière de la PJ bruxelloise étaient remis par André Moyen. Pensez-vous vraiment qu’à la Police judiciaire de Bruxelles ils dénonceraient l’un de leurs meilleurs contacts aux collègues de Liège ?

C’est pour cela qu’ils devraient élargir l’enquête sur les Tueurs du Brabant. Je suis assez sûr qu’une percée est possible. Certainement dans un dossier tellement plus grand et plus important que l’assassinat de Lahaut. Les Tueurs du Brabant ont fait des dizaines de victimes à plusieurs endroits du pays, il y a des centaines de témoins et encore plus de personnes impliquées. Il y a un dossier qui fait plusieurs millions de pages, dont malheureusement un million de pages ont été brûlées. (rire ironique) Il serait donc étrange de ne pas trouver les véritables circonstances, car je soupçonne que tous les noms des auteurs se trouvent quelque part dans le dossier. Le fait qu’on ne les ait toujours pas découverts ne s’explique que par le fait qu’il y a eu d’autres forces à l’oeuvre dans le dossier. Pour moi, ce n’est qu’en élargissant l’enquête à l’extérieur des dossiers des Tueurs, qu’on peut découvrir ce qui est vraiment arrivé aux Tueurs du Brabant.

Vous souhaitez également lire les notes internes et la correspondance de la Gendarmerie ?

Ce n’est pas aussi facile dans une enquête judiciaire. Écoutez, j’ai eu le privilège de pouvoir m’occuper de l’affaire Lumumba et de l’affaire Lahaut, c’est-à-dire le côté obscur de la démocratie belge. Celui qui s’est occupé de ces dossiers change de perspective sur ce qui se passe en coulisse dans ce pays. Et croyez-moi : ce qui se passe en réalité ne correspond à notre image de la Belgique comme démocratie tranquille et paisible.

Les politologues font l’éloge de cette « démocratie de la concertation ». Mais celle-ci s’accomplit donc en grande partie dans les coulisses du pouvoir ?

Dans un discours célèbre de 1981, le roi Baudouin s’est adressé à un certain nombre de messieurs influents comme les « pouvoirs de droit et de fait ». On en a beaucoup voulu au souverain, car cela revenait à reconnaître les « pouvoirs de fait ». En soi, ce n’était pas faux : une démocratie fonctionne mieux avec plus d’acteurs qu’uniquement avec les politiques élus. Mais dans ce pays, certaines organisations exercent plus de pouvoir et d’influence qu’à l’étranger. Le système politique belge présente la particularité d’avoir des partis politiques qui occupent une position exceptionnellement centrale. Je n’ai rien contre les partis en soi, au contraire. En Belgique, ils sont nés au dix-neuvième siècle pour museler la politique personnelle du roi Léopold Ier : c’était un développement essentiel dans l’affinement de la démocratie parlementaire. Mais après la Deuxième Guerre mondiale, ces partis sont devenus de puissants centres de pouvoir extraparlementaires.

Les partis politiques ont-ils pris le pouvoir dans notre démocratie parlementaire?

Les partis souffraient évidemment du traumatisme des années trente. Jusqu’à l’entre-deux-guerres, les parlementaires profitaient d’une liberté presque illimitée. Cela a mené au chaos. Entre 1918 et 1940, en 22 ans, la Belgique a connu autant de gouvernements. Après la Seconde Guerre mondiale, tant le BSP que le CVP plaidaient pour plus de discipline : « Nous devons être capables de maintenir un gouvernement. » L’instauration de la discipline de parti était également nécessaire pour la stabilité du système.

La conséquence c’est que ce ne sont pas les fractions parlementaires, mais les quartiers généraux de parti qui sont devenus les véritables détenteurs de pouvoir politique. Dans d’autres pays, les partis exercent beaucoup moins d’influence. Aux Pays-Bas, les présidents de fraction de la Seconde chambre sont les véritables leaders politiques, alors que la tâche des présidents de parti est plutôt organisationnelle. Les partis belges sont structurés de manière beaucoup trop hiérarchique. Ils acceptent à peine les opinions divergentes. Dès qu’un président de parti ou un ministre important a parlé, le reste du parti doit se taire. Les simples députés sont censés se taire, car s’ils expriment leur opinion, cela peut perturber les projets des stratèges du parti, alors que ces voix dissidentes traduisent les états d’âme de la population. Nous sommes témoins de l’étouffement du débat de partis politiques.

Dans votre enquête sur la Chambre et le Sénat, vous avez constaté que les députés perdent en influence et n’offrent plus beaucoup de contrepoids au gouvernement.

Gerard: Le système parlementaire classique, où le pouvoir législatif contrôle le pouvoir exécutif et lui demande des comptes, a changé en un système où l’opposition contrôle la majorité. Aux Pays-Bas ou ailleurs, cette vieille dualité entre le parlement et le gouvernement existe toujours. Le président américain doit négocier avec les poids lourds de la Chambre des représentants des États-Unis et du Sénat et tenir compte de ce qu’ils veulent, que ce soient les démocrates ou les républicains.

Entre-temps, les parlementaires estiment qu’il faut une « revalorisation du parlement ».

Dans les années nonante, les partis éprouvaient déjà le besoin de donner plus de corps à nos parlements. Et qu’est-ce qu’ils ont inventé : le système de suppléants ! (soupir) Les députés qui deviennent ministres doivent céder leur siège à un successeur. C’est ainsi qu’on pensait grandir l’indépendance de l’assemblée. C’est exactement le contraire qui a eu lieu : le parlement a perdu beaucoup de sa force. Herman De Croo a parlé un jour des « valets serviles du gouvernement et du parti. »

Dans la démocratie actuelle, plus aucun parti n’est sûr de son fait. Votre doctorat traitait de la crise du parti catholique durant l’entre-deux-guerres qui atteignait un score de 30 à 40% aux élections parlementaires. Aujourd’hui, ce chiffre fait de la N-VA un parti populaire tout-puissant.

Au fond, plus aucun parti n’a le monopole sur la notion de « parti populaire ». La N-VA obtient plus de 30% des voix, mais historiquement un « parti populaire » possède une signification plus spécifique qu' »un parti avec un nombre très élevé d’électeurs ». Les partis populaires classiques avaient un rôle d’intermédiaire et réunissaient les différents groupes sociaux dans leur sein. Ils unissent tout le peuple, les organisations d’employeurs et les syndicats. Bart De Wever poursuit une autre ambition. Il veut réunir toute la droite.

Reste à savoir pourquoi la N-VA est devenue si grande en 2010? Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas encore lu d’analyse convaincante qui explique pourquoi un parti qui comptait encore à peine un député avec Geert Bourgeois, obtient trente pour cent des voix pas moins de dix ans plus tard. Je ne pense pas qu’on puisse attribuer ce succès à Bruxelles-Hal-Vilvorde. Si la scission de B-H-V dominait les discussions politiques depuis de nombreuses années, la plupart des gens n’en étaient pas inquiets. D’après moi, la crise financière de 2008 a joué un rôle plus important. Beaucoup de gens étaient très inquiets. De célèbres banques belges étaient au bord de la faillite. Beaucoup de gens avaient peur de perdre leur épargne parce que d’innombrables actions « sûres » baissaient fort de valeur. Les partis en place n’avaient pas vu venir la crise, ce qui a contribué à un climat de ras-le-bol: « Nous avons besoin de personnes qui osent s’attaquer aux problèmes. »

Le président de la N-VA Bart De Wever joue évidemment un rôle primordial dans le succès de son parti.

(rit sans sa barbe) Quand j’enseignais à l’Université d’Anvers, De Wever était un de mes étudiants pour la matière « histoire politique de Belgique ». Plus tard, il est devenu assistant de mon collègue-historien Louis Vos dans la Faculté de Lettres alors qu’au même moment mon assistant en Sciences sociales était Wouter Beke. De Wever est un politique né. Son talent politique joue un rôle essentiel dans la montée de la N-VA, ce qui fait que sa présidence est prolongée en permanence, même si après la énième fois, cela commence à devenir gênant.

Le succès de la N-VA est surtout ennuyeux pour les autres partis, non?

Le fait que la N-VA soit devenue un parti aussi fort pose de gros problèmes au CD&V, mais l’effritement du sp.a est une autre constatation importante. Pour moi, le déclin international du socialisme est encore plus frappant que le fait que la démocratie chrétienne titube : dans une ère de crises économico-financières et de tension sociale c’est justement la gauche qui n’arrive pas à convaincre. Ce phénomène s’est déjà produit dans les années trente. Lors des élections de la Chambre de 1936, les socialistes sont retombés à 37,3% des voix à 32,1%, en 1939 ils reculent encore, à 29,4%. Donc au moment crucial, la sociodémocratie ne réussit pas à en appeler à l’électeur. Celui-ci estime peut-être qu’en temps de crise les conservateurs offrent plus de certitude que la gauche ?

Vous argumentez souvent: au fond ce n’est pas neuf, on a déjà vu cela.

La célèbre phrase « l’histoire se répète » est un argument purement rhétorique. L’histoire ne se répète pas. Le renvoi continuel aux années trente fait partie du débat politique. Theo Francken en uniforme nazi, Laurette Onkelinx qui réentend le bruit des bottes dans les rues, ou les Catalans qui ressortent Franco : il est toujours intéressant de vérifier si ces références sont justifiées. Et souvent elles ne le sont pas. Les années trente sont généralement réduites au national-socialisme, Hitler et l’Holocauste alors qu’il y avait d’autres pays européens qui bannissaient le pluralisme ou qui ne respectaient pas l’état de droit. Les conséquences n’étaient pas aussi désastreuses partout qu’en Allemagne, mais elles étaient présentes : en Pologne, au Portugal, en Autriche, etc. Partout en Europe, la confiance en les institutions démocratiques se perdait, souvent dans une atmosphère de scandalite.

Le nouveau déferlement de révélations sur les Tueurs du Brabant risque-t-il de porter atteinte à la confiance en l’état de droit ?

La « confiance amoindrie » des citoyens devient un problème endémique de la démocratie occidentale. Dans les années quatre-vingt, les Tueurs du Brabant ont effectivement provoqué un choc, mais vérifiez tout ce qui s’est passé entre 1985 et 1995 : les attentats des CCC, la maffia des hormones, la traite des femmes, l’affaire Agusta, et tant d’autres scandales de corruption, l’affaire Dutroux… La Marche blanche était presque un moment prérévolutionnaire, un événement où l’on a constaté à quel point la foi en l’état de droit était atteinte. Cette méfiance est toujours là. Et elle n’a pas diminué depuis les attentats de 9/11 et la crise de l’asile. Le populisme augmente à nouveau, main dans la main avec la peur de celui qui n’appartient pas au « peuple ».

Tout comme dans les années trente, semblez vous suggérez dans votre cours d’adieu.

Heureusement, il y a aussi des différences essentielles par rapport aux années trente. Aujourd’hui, presque personne ne remet la démocratie et les institutions en question. Quand une usine fermait ses portes dans les années trente, il n’y avait pas d’indemnités pour les personnes ayant perdu leur boulot. Celles-ci sombraient donc dans la pauvreté et devenaient réceptives au discours de celui qui remettait la légitimité de l’ordre existant en question. Après la Seconde Guerre mondiale, le développement de l’État-providence a créé une base large qui se maintient jusqu’à aujourd’hui : la sécurité sociale garantit la protection contre le malheur et constitue le fondement qui a rendu le système plus stable. Cependant, plus stable ne signifie pas que le système n’est pas soumis aux chocs ou au changement. Aujourd’hui, nous sommes dans une telle phase. La base pour la démocratie diminue progressivement et on ignore comment l’assainir.

Vous non plus, vous ne savez pas?

Je cite parfois une phrase du livre du sociologue Luc Huyse De gewapende vrede (La paix armée) : « L’actualité politique perd de son agressivité et de son imprévisibilité dès qu’on s’arrête et qu’on prend le temps de mettre ce qui se passe aujourd’hui dans le lit du passé ». On peut le dire autrement aussi : si on ne connaît pas le passé, on est perdu. Mais l’histoire ne permet pas de prédire l’avenir. Rien n’est prévisible. Demain, un incident stupide peut provoquer un retour de flamme qui surprendra tout le monde. Dans l’histoire, le hasard joue un rôle extrêmement important. Cependant, un historien peut voir les traditions et les règles du jeu et comprendre le fonctionnement d’un système politique. Il sait comment les conflits ont été résolus dans le passé et s’imaginer ce qui se produira en cas de nouveau conflit. Un historien ne peut rien prévoir, mais il ne se retrouvera jamais face à une situation tout à fait inattendue.

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