L'ancre de l'épave du XVIIIe siècle, sous la loupe de l'archéologue maritime Tomas Termote. © TOMAS TERMOTE

Histoires d’épaves (2/4) : Hiver 1735, un vent fatal dans les voiles

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Deuxième volet de notre série sur les trésors engloutis en mer du Nord. Le 3 février 1735, deux trois-mâts hollandais, cap sur Batavia, ne dépasseront jamais l’embouchure de l’Escaut. Leur brutale fin de parcours décima 400 marins et soldats.

Sale temps, à faire perdre de l’argent. A rendre Cornelis Van der Horst d’humeur maussade, comme peut l’être tout capitaine au long cours condamné à maudire des cieux obstinément défavorables. Voilà plus d’un mois que son navire se morfond à quai, à attendre que les vents daignent cesser de lui être contraires. Qu’ils le libèrent de ce port de Flessingue, sur l’île de Walcheren où, depuis la Noël 1734, il désespère de pouvoir mettre les voiles vers les lointaines Indes néerlandaises.

‘t Vliegend Hert (ou ‘t Vliegend Hart) porte plutôt mal son nom. En fait de  » cerf-volant « , ce trois-mâts  » est davantage conçu pour transporter de lourds chargements que pour miser sur la vitesse « , explique l’archéologue maritime Tomas Termote. Avec ses 44 mètres de longueur, ses 11 mètres de largeur, sa charge utile de 850 tonnes et ses 42 canons embarqués, il a tout des mensurations du bon gros navire de commerce en vogue au xviiie siècle. On a garni ses flancs de tout ce qui peut rapporter gros dans les colonies : des articles de luxe comme de la porcelaine de Chine, du vin français et allemand, du genièvre hollandais ; des matériaux de construction et des pièces d’armement ; et en guise d’instrument monétaire, trois coffres chargés de pièces d’or et d’argent. Sans oublier des quantités de viande salée, du fromage, du pain.

Fichu contretemps. Il rend nerveux marins, cochons et moutons embarqués pour un long voyage. Il menace les victuailles de devenir juste bonnes à balancer par-dessus bord. Mauvais pour le business, tout ça. Il n’en faut pas plus pour chagriner le propriétaire du bateau, la chambre zélandaise de la Compagnie hollandaise des Indes orientales (VOC). La multinationale des mers est une affaire qui tourne depuis qu’elle règne sur le commerce avec l’Asie. L’actionnaire, cet éternel impatient, apprécie peu de voir l’un de ses navires végéter au mouillage.

L’ancre est levée, par une mer agitée

On devine le capitaine Van der Horst sous pression, à l’affût de la moindre éclaircie pour faire hisser les voiles. Enfin le vent tourne le 3 février 1735, et s’offre comme une invitation à prendre le large. Non sans risques et périls.  » Ce jour-là, la marée est à son point culminant, la mer est agitée et du mauvais temps s’annonce. La décision était difficile à prendre parce que Van der Horst ne savait pas quand une possibilité d’appareiller se présenterait à nouveau « , poursuit Tomas Termote. Le capitaine se jette à l’eau. Ordre est donné de lever l’ancre. En début d’après-midi, le voilier largue les amarres, en compagnie de l’Anna Catharina, un navire-frère d’envergure plus modeste. Cap sur Batavia, l’actuelle Djakarta.

Un bateau pilote ouvre la marche. Il s’agit de mener le convoi jusqu’à la Manche, entre les bancs de sable, nombreux dans les parages. Ce n’est pas la partie la moins périlleuse de l’expédition. Après moins de cinq heures de navigation, c’est la rencontre fatale avec un de ces écueils sablonneux, le Deurloo, à l’embouchure de l’Escaut. Le piège se referme d’abord sur l’Anna Catharina, déporté par les rafales de vent. Ni les tirs de canon en signes de détresse ni les mâts abattus dans l’urgence n’évitent au navire de se désintégrer au bout de deux heures de combat désespéré. La mer se saisit de ses 150 hommes d’équipage.

Sous un fort vent d’ouest, ‘t Vliegend Hert, lui aussi démâté et ingouvernable, réussit jusque dans la nuit à se maintenir à flot avant de sombrer à son tour, corps et biens. 167 marins, 83 soldats et 6 passagers sont emportés. Il est passé minuit, le  » cerf-volant  » s’est abîmé, ses pauvres mâts brisés émergeant encore des flots quelques jours durant.

L’inexpérience du pilote, un départ prématuré en mer par une météo pourrie, des manoeuvres de dégagement aussi désespérées que maladroites : tout a mené au tragique naufrage. La Compagnie en est quitte pour pleurer la perte de ses navires et de leur précieuse cargaison. Sobrement, elle consigne le drame dans ses livres par ces quelques mots :  » in ‘t uytzeilen by WestKappel met man en muys Vergaen. « 

L’épave du t’Vliegend Hert sombre dans l’oubli pour 245 ans. Jusqu’à la localisation de ses restes en 1981, au bout de trois ans de recherches. Des canons, des objets en porcelaine, des pots de tabac sont remontés à la surface. Ainsi que,  » clou du butin « , deux des trois coffres restés intacts, chargés de 2 000 ducats en or et 5 000 reales d’argent. Sans parler de ces 176 bouteilles de vin, sauvées intactes de la noyade peu après le drame. En 2013, six d’entre elles, mises en vente, s’arrachent à prix d’or : près de 10 000 euros. Précieuse cuvée.

Le navire sans nom à la belle montre en or

Quelques poutres en bois et une ancre happées par des filets au lieu-dit Buiten Ratel, vaste banc de sable au large de Coxyde. Premiers indices d’une épave d’un âge certain, localisée par le plus grand des hasards, un beau jour de 1996. Et premières plongées qui confirment la découverte, en ramenant à la surface des balles de mousquet et des fragments de faïence.

On s’emballe un peu vite. On s’imagine avoir mis la main sur les restes d’un galion de l’Invincible Armada espagnole. Ces supputations ne résistent pas à la moisson ultérieure, d’une exceptionnelle abondance. 26 297 objets sont répertoriés sur le site du naufrage. Parmi ce bric-à-brac de métal, de céramique, de verre et de tissus, quelques bouteilles de vin intactes peuvent être datées entre 1720 et 1750. D’autres pièces de choix attestent que le navire devait battre pavillon hollandais : des pipes provenant des villes de Gouda et de Leyde, le couvercle d’une boîte à tabac portant une inscription en néerlandais. Et surtout, cette belle montre de poche en or, fabriquée à Amsterdam en 1741.

« L’épave en question est certainement celle d’un navire hollandais du milieu du xviiie siècle, en partance pour les Indes orientales, qui s’est retrouvé en difficulté sur les bancs de sable flamands. Mais aucun élément retrouvé à ce jour ne porte la marque de la Compagnie hollandaise des Indes orientales », explique Tomas Termote. Une époque, une nationalité, l’une ou l’autre piste envisagée mais finalement peu concluante : le mystère plane sur ces restes engloutis, codés faute de mieux « épave 66 »

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