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Financement de l’aide alimentaire: la soupe au flou

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

En Belgique, quelque 600 000 personnes ne mangent pas à leur faim. Quelles sommes les pouvoirs publics mobilisent-ils pour financer l’aide alimentaire ? Précisément ? C’est quasi impossible à dire.

Cela devrait être clair comme de l’eau de roche. C’est tout le contraire. Pour calculer combien d’argent les autorités publiques, tous niveaux de pouvoir confondus, consacrent chaque année à l’aide alimentaire, il faut s’armer de courage, de patience et d’une calculette. Vous souhaitez en outre comparer ces montants avec l’évolution du nombre de ses bénéficiaires? Prévoyez une aspirine. Car en la matière, les chiffres de l’Union européenne, ceux de l’Etat fédéral et ceux des Régions ne sont pas compilés. «Il n’y a aucune centralisation de ces données, que ce soit pour les aides structurelles ou pour les aides de crise, résume Séverine Kirsten, gestionnaire de l’aide alimentaire au sein du SPW (service public de Wallonie) Action sociale. Quant aux données relatives à ceux qui, à l’autre bout de la chaîne, reçoivent ces colis et aliments, elles sont floues: personne ne les comptabilise et il faut se contenter d’estimations.

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Tentons tout de même l’exercice. Entre 2014 et 2023, l’enveloppe financière consacrée par l’Union européenne et le gouvernement fédéral à l’aide alimentaire structurelle s’est réduite, passant de 12,36 millions d’euros à 11,33 millions d’euros. Voilà pour l’aide récurrente, aux niveaux fédéral et européen – c’est en effet de ce niveau communautaire que provient l’essentiel des moyens dévolus à ce poste.

Dans les faits, l’enveloppe dévolue à l’aide alimentaire par le fédéral est plus fournie que cela. Car pour 2023, la ministre de l’Intégration sociale, Karine Lalieux, a obtenu un budget supplémentaire. «Ces 22,9 millions, non récurrents, il faut se battre pour les décrocher, souligne Tom Anthuenis, chef de service fonds européens au SPP Intégration sociale. C’est une vulnérabilité.» «Il existe une volonté chez la ministre de ne pas diminuer cette enveloppe mais il faudra la négocier chaque année», confirme Maël Le Coq, chargé du sans-abrisme et de l’aide alimentaire au cabinet.

En attendant, aides structurelle et ponctuelle additionnées, le montant consacré à l’aide alimentaire s’établit au fédéral à 37,3 millions d’euros en 2023. Combien sont-ils, à l’autre bout de la chaîne, à bénéficier de ces repas et colis? «Personne ne le sait précisément, répond Patrick Dejace, directeur des Restos du cœur. On mélange les individus qui viennent tous les jours et ceux qui viennent deux fois par an.»

De tristes records

Seule certitude: les statistiques sont en hausse constante. En 2014, assure-t-on à l’administration de l’Intégration sociale, on recensait 225 000 bénéficiaires. Ils étaient 360 000 en 2019 et 450 000 en 2021. Les statistiques de 2022 ne sont pas encore disponibles. La demande a fortement crû en 2020, année du Covid. Depuis, les chiffres ne se sont pas apaisés. Aux seuls Restos du cœur, on comptait 30% de visiteurs de plus entre 2021 et 2022. Un «triste record» a été battu en 2022, avec 1,37 million de repas distribués. Comparé à la période d’avant-Covid, c’est plus du double. La Croix-Rouge annonce de son côté une augmentation de 35% par rapport à 2019. Hausse encore à la Fédération des banques alimentaires, qui contrôle majoritairement ce secteur, avec 18% de bénéficiaires de plus entre janvier et décembre 2022, soit 209 450 personnes. Il manque dans ces statistiques les bénéficiaires de l’aide alimentaire des CPAS, même si un recouvrement de ces données n’est pas exclu. En additionnant ceux qui rendent visite aux épiceries sociales, aux restaurants sociaux et aux organismes distributeurs de colis alimentaires, la Fédération des services sociaux (FDSS) avance le chiffre de 600 000 personnes qui ont besoin d’un coup de pouce pour se nourrir. Le chiffre est questionnant, même si cela reste une estimation.

«Si l’on ne dispose pas de statistiques correctes sur le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire, c’est notamment en raison de la législation sur la protection des données privées», détaille Tom Anthuenis. Autre explication: la présence massive – et essentielle – de bénévoles au sein des associations actives sur le terrain. Leur temps et leur énergie sont d’abord consacrés à aider les gens. Non à établir des statistiques.

En 2020, le financement de l’aide alimentaire par l’Union européenne a été revu. Le FSE+ (Fonds social européen) a succédé au FEAD (Fonds européen d’aide aux plus démunis) tout en l’englobant. Il était censé entrer en vigueur cette année-là mais en raison du Covid, le fonds REACT-EU fut activé pour rencontrer les urgences du moment. Quelque 46 millions d’euros ont ainsi été dégagés pour 2021 et 2022, au profit de la Belgique.

Le programme FSE+ commence donc en 2023 et se poursuivra jusqu’en 2027. Dans sa formule initiale, il prévoyait 53 millions d’euros pour la Belgique, en sept ans, auxquels s’ajoutaient six millions de cofinancement du fédéral, soit 8,5 millions par an environ. Cela aurait été nettement moins que les 12,3 millions accordés en 2014, du temps du FEAD. Mais retardé de deux ans, avec toujours la même enveloppe financière, le FSE+ dispensera 11,33 millions d’euros à la Belgique en 2023. Une augmentation de 2% par an a en outre été décidée par le SPP Intégration sociale. Cela reste moins qu’en 2014.

D’autres éléments clés ont changé. Le nombre d’invendus récupérés dans les grandes enseignes est en diminution: celles-ci écoulent à prix réduit des aliments qui auraient auparavant été donnés aux distributeurs d’aide alimentaire. En outre, avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, les prix des vivres ont fortement augmenté. On achète donc moins avec le même montant et la quantité allouée à chaque bénéficiaire diminue. Pour maintenir le niveau d’approvisionnement, malgré l’inflation, sept millions d’euros ont été libérés par le gouvernement fédéral en 2022.

Et dans les Régions?

A ces aides fédérale et européenne s’ajoutent les initiatives des Régions. «L’absence de centralisation des aides et des besoins pose problème, avance Kristel Karler, responsable de la direction de l’action sociale au SPW. Chacun fonctionne selon ses compétences, sa connaissance du terrain et ce que “ses” opérateurs rapportent. D’un autre côté, ne pas trop cadrer permet de répondre à des besoins spécifiques et fluctuants.»

Ainsi, depuis 2018, la Région wallonne soutient, à raison d’un peu moins d’un million d’euros par an, les épiceries et restaurants sociaux agréés et implantés sur son territoire. En 2023, on comptait 62 épiceries sociales agréées, dont 21 depuis 2020, et treize restaurants sociaux. Entre 2018 et 2023, 5,8 millions d’euros ont ainsi été mobilisés.

Entre 2020 et 2022, des appels à projets ponctuels, toujours en lien avec l’aide alimentaire, ont également été soutenus par la Région wallonne: dans le cadre de la crise Covid, de l’accueil des réfugiés ukrainiens ou de l’augmentation des prix de l’énergie. Montant de la facture: 8,4 millions d’euros. Un nouveau budget de huit millions est prévu pour «répondre aux besoins non rencontrés jusqu’ici», précise Kristel Karler. Au total, seize millions auront soutenu l’aide alimentaire de façon non récurrente en Wallonie, en trois ans.

Parmi les aides octroyées au sud du pays figure aussi un budget d’un million d’euros (pour 2023), qui permet de distribuer gratuitement entre 1,2 et 1,6 million de potages-collations, deux fois par semaine, dans des écoles fondamentales. Le projet sera prolongé pour l’année scolaire 2023-2024, avec un nouveau budget d’un million d’euros.

Pour compléter le tableau, il faut glisser les interventions en matière d’aide alimentaire dans le cadre de crises ponctuelles, comme lors des inondations de 2021. Elles sont difficilement chiffrables. Durant la crise du Covid, un accord a aussi été conclu avec le ministère de l’Agriculture pour redistribuer aux opérateurs les pommes de terre excédentaires cultivées en Wallonie. En Région wallonne, des chèques alimentaires sont encore attribués à un public de prostitution, qui ne se rend pas dans les structures classiques de distribution de repas ou de colis. Idem avec les migrants en transit, qui campent le long des grands axes routiers.

L’aide est partout, multiforme et multisource. «L’augmentation des besoins est évidente, et la mobilisation, inédite, constate Kristel Karler. Le succès de nos appels à projets donne à penser que les besoins sont nettement supérieurs aux moyens dégagés.»

En Région bruxelloise, une enveloppe de 4,2 millions d’euros sert à financer la coordination de la distribution de deux repas par jour à quelque 1 700 migrants et demandeurs de protection internationale. La Cocof subventionne également une épicerie solidaire sur le campus du Ceria, à hauteur de 18 000 euros par an. Divers autres projets bruxellois en aide alimentaire ont bénéficié d’un budget de 1,02 million d’euros en 2022. «Quelqu’un qui a faim ne peut pas s’insérer de manière optimale. Cet investissement en aide alimentaire a beaucoup de sens en matière de droits humains», insiste-t-on dans un cabinet ministériel.

Le récapitulatif des aides reste néanmoins incomplet. N’y figurent pas, par exemple, les pains que des boulangers offrent en fin de journée aux opérateurs de terrain. Ni les produits récupérés par les banques alimentaires sur les criées. Ni les dons de particuliers. Les données ici reprises le sont donc à la grosse louche. Sans mauvais jeu de mots.

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