Des publicitaires, par contre, influencent déjà nos comportements futurs durant notre sommeil. © getty images

Faut-il une loi pour protéger nos cerveaux des technologies? (débat)

Rosanne Mathot
Rosanne Mathot Journaliste

Le Chili est le premier pays à légiférer sur les neurotechnologies. Doit-on l’imiter ? Echange de regards avec Steven Laureys, neurologie à l’ULiège et Ivan Godfroid, chef du service psychiatrie au pôle neurosciences du CHU de Charleroi.

Steven Laureys, neurologue à l’ULiège: « Les neurotechnologies sont les clés du paradis comme celles de l’enfer »

Le Chili est devenu le premier pays à se doter d’une loi garantissant le respect des droits du cerveau, ou « neurodroits ». Pour protéger le cerveau humain des avancées technologiques et empêcher qu’elles le modifient, d’une façon ou d’une autre. Une bonne décision, selon Steven Laureys, neurologue à l’ULiège.

Comment jugez-vous la nouvelle loi chilienne du 29 septembre dernier, qui entend préserver « l’intégrité mentale en relation avec l’avancement des neurotechnologies »?

Je suis très content qu’on réfléchisse à une façon de protéger le cerveau et je pense que le Chili a eu raison de se pencher sur la question: il faut être inquiet du futur, se préparer. Au Giga-Consciousness, à Liège, nous sommes vraiment dans le sujet: nous tentons de comprendre l’esprit humain, le cerveau blessé, les comateux, l’anesthésie et la méditation. Nous allons jusqu’à étudier le cerveau des astronautes, des entrepreneurs. L’avancée des neurotechnologies permet de lire l’activité cérébrale et de la décoder. Nous le faisons dans un cadre clinique, et ces technologies sont formidables pour aider les patients. Mais attention, les neurotechnologies sont à la fois les clés vers le paradis et vers l’enfer.

Réfléchir à comment on doit ou non utiliser ces technologies est une excellente chose. Mais pour l’instant, on ne peut pas (encore) nous voler nos pensées sans qu’on ne s’en rende compte.

Le Chili entend protéger ses citoyens contre un piratage de leur cerveau et, donc, de leurs pensées. Est-ce une inquiétude pertinente?

Oui. La technologie actuelle, avec des interfaces cerveau-ordinateur et des neurostimulateurs, permet de lire, de décoder, voire même de modifier nos pensées en transformant l’activité cérébrale. D’ailleurs, c’est déjà ce que l’on fait, pour faire entendre des sourds, avec des implants cochléaires. C’est devenu une intervention de routine. Il existe aussi des implants rétiniens, qui permettront de rendre une forme de vue à certains aveugles. Nous, nous « upgraderons » des personnes qui ont des blessures au cerveau et à la moelle, qui sont paralysées, pour les aider à marcher. Mais il faut être réaliste: on ne peut pas mettre une électrode dans votre cerveau sans que vous ne vous en rendiez compte!

Steven Laureys, directeur de recherche FNRS (ULiège), auteur de travaux européens sur le fonctionnement cérébral, l'informatique et la médecine du futur.
Steven Laureys, directeur de recherche FNRS (ULiège), auteur de travaux européens sur le fonctionnement cérébral, l’informatique et la médecine du futur.© getty images

Serait-il possible de poser un implant cérébral à une personne à son insu? Si on l’endort, par exemple…

Techniquement, oui, je pourrais mettre une électrode dans votre tête et influencer vos pensées et vos émotions. Donc, à l’évidence, ce qu’a fait le Chili, réfléchir à comment on doit ou non utiliser ces technologies, est une excellente chose. Mais, pour moi, on est très loin encore de ce qu’on voit dans les scénarios hollywoodiens, comme Inception, où l’on vole des données mentales. Dans ces films, on fait comme si le cerveau et nos pensées étaient comparables à un ordinateur et ses logiciels. Or, ce n’est pas comparable. La complexité de l’esprit ne peut pas être réduite à un programme d’ordinateur – aussi puissant soit-il. Je crois que, pour l’instant, on ne peut pas (encore) nous voler nos pensées sans qu’on ne s’en rende compte, sans notre accord. Il y a la technologie, bien sûr, mais il y a aussi la réalité scientifique, la compréhension de notre conscience: et ça, ça reste un des plus grands mystères qui soient. Cela dit, dans la société de consommation actuelle, nous sommes déjà totalement et constamment manipulés! On ne peut plus regarder une émission de télé, consulter une vidéo sur YouTube ou lire un article de presse sur le Web sans être bombardés de publicités ou de suggestions de contenus, un mix concocté par des intelligences artificielles qui fabriquent des algorithmes qui renforceront notre façon de penser et essayeront de la modifier. C’est absolument terrible et c’est fait au grand jour. Ça, ça m’inquiète énormément.

Nous avons délibérément accepté de nous balader avec une balise GPS qui nous suit dans la vraie vie et sur Internet. Google, Apple, Facebook ou Amazon savent tout de ce qu’on aime ou non. Personne n’a forcé quiconque. Pourquoi, alors, faut-il une loi?

Certes. Mais vous me parlez d’adultes, pas d’enfants! Nous vivons dans une société de consommation, où l’argent s’immisce sans cesse partout. Regardez: l’an dernier, au Superbowl, ce grand événement sportif aux Etats-Unis, la firme qui produit la bière Coors light n’a pas investi dans une publicité traditionnelle mais dans un clip vidéo, qu’elle a demandé à des gens de regarder, juste avant de s’endormir, contre rémunération. L’idée était d’influencer les rêves de ces personnes, afin qu’elles rêvent de cette bière et en achètent davantage. Et ça a fonctionné! Le public a suivi! C’est un exemple frappant de la manière dont notre société de consommation déplace les limites. Elle expose nos jeunes à la pub, elle influence les comportements des adultes durant leur sommeil et là, j’aimerais vraiment plus de lois. Evidemment, c’est un peu utopique, parce qu’il y a beaucoup d’argent en jeu et parce que des lobbys feront tout ce qu’ils peuvent pour empêcher que l’on réglemente à ce sujet. La loi chilienne? C’est très bien. Mais ça n’empêche pas qu’on a loupé le coche avec YouTube, Instagram, Facebook et compagnie: nos enfants, nos jeunes sont ouvertement manipulés, leurs pensées sont modifiées et nous, les adultes, nous ne pouvons pas légalement les protéger. Pourtant, je me dis que ça ne devrait pas être impossible de définir un cadre éthique à tout ça. Pour nos enfants, pour l’avenir de notre société…

Ivan Godfroid, chef du service psychiatrie au pôle neurosciences du CHU de Charleroi: « C’est une loi surréaliste, mi-poétique, mi-science-fiction »

Le Chili s’est doté d’une loi incroyablement naïve, estime Ivan Godfroid, chef du service psychiatrie au pôle neurosciences du CHU de Charleroi, l’hôpital de Belgique francophone où sont implantés le plus de stimulateurs intracérébraux pour traiter des troubles obsessionnels compulsifs résistants.

Le Chili décrète que le cerveau a des droits, puisque, selon cet Etat, la pensée y naît. Notre matière grise serait constitutive de notre humanité. Qu’en pensez-vous?

C’est une vision incroyablement naïve, presque grotesque. Mais elle a le mérite de mettre le doigt sur un débat vieux de deux mille ans: qu’est-ce qui fait de nous des humains? Or, aujourd’hui, les neuroscientifiques ignorent à peu près tout de la façon dont se forment nos pensées et comment s’organise la mémoire.

Le siège de la pensée pourrait-il être ailleurs que dans le cerveau?

De plus en plus de chercheurs commencent à dire que l’origine de la pensée se trouve non pas dans notre cerveau mais dans l’ensemble du système nerveux. Ce n’est pas pour rien que l’on établit une corrélation entre la marche et la pensée: la marche met le système nerveux en action. En fait, le premier Penseur, ce n’est pas Rodin qui l’a sculpté, mais Giacometti, avec son Homme qui marche. Un humain, ce n’est pas qu’un cerveau, c’est aussi un corps, comme le disait Nietzsche. Notre humeur, nos réactions, nos réflexions sont influencées par nos gènes – le cerveau des psychopathes présente ainsi des particularités anatomiques -, par notre histoire personnelle, par ce que nous ingérons: du mercure dans l’eau peut induire des troubles mentaux ou de la parole, une carence en vitamine B12 entraîner des troubles de l’humeur, une intoxication au CO2 provoquer des hallucinations, la malbouffe rendra d’humeur dépressive… Nos hormones, notre microbiote ou encore la maladie interviennent également.

Mon opposition à cette loi trouve son fondement dans l’idée qu’on ne peut pas partir du principe que le cerveau est l’unique siège de la pensée.

Ne faut-il tout de même pas se protéger de l’avancée des neurotechnologies?

Bien entendu et il existe déjà des protections. En Belgique, l’arrêté royal du 25 juin 2014 régule la pose d’implants dans le cerveau. On ne peut pas vous y mettre une puce, à votre insu ou contre votre gré! Au vu de l’état présent des neurotechnologies, à mon sens, la loi votée au Chili est une loi surréaliste, mi-poétique, mi-science-fiction. Elle arrive bien trop précocement: le Chili a anticipé avec cinq cents ans d’avance.

Faut-il une loi pour protéger nos cerveaux des technologies? (débat)
© DR

Cette loi veut aussi protéger le libre arbitre.

Cette loi, mine de rien, brasse énormément de questions, de la bioéthique à la philosophie. Qu’est-ce le libre arbitre? Sommes-nous toujours responsables de tous nos actes? On est très loin d’avoir établi ce qu’est le libre arbitre. Beaucoup d’écoles philosophiques doutent même de son existence. Une chose est claire: les humains n’arrivent pas à tout maîtriser, tout le temps. Donc, mon opposition à cette loi trouve son fondement dans l’idée qu’on ne peut pas, je pense, partir du principe, comme le fait le Chili, que le cerveau est l’unique siège de la pensée, que tous les êtres humains sont égaux en bonté et que le libre arbitre est le même, et forcément bon, chez tout le monde. C’est une vision angélique.

Un des neurobiologistes qui a inspiré le texte de loi, Rafael Yuste, veut inscrire le droit des cerveaux dans la Déclaration des droits de l’homme….

Réfléchir, afin de mettre en place des lois justes et souhaitables, pour le bien-être global, c’est toujours positif. Toutefois, à force de trop légiférer, on peut se retrouver avec des lois qui risquent d’avoir un effet boomerang. Regardez aux Etats-Unis: grâce au premier amendement, a priori merveilleux puisqu’il consacre la liberté d’expression, on se retrouve avec des néonazis qui s’expriment tranquillement. Est-ce réellement positif? La nature humaine est passionnante, mais parfois terrifiante. Quand on voit comment l’humanité s’est comportée au début de la pandémie, on se dit qu’on n’est pas passés loin du gouffre. On a frôlé les bagarres de rue… pour du papier toilette! On avait beau expliquer aux gens qu’il n’y allait pas y avoir de pénurie, beaucoup n’écoutaient pas et paniquaient. A ce moment-là, je me suis vraiment dit que la civilisation tenait à peu de choses. Je pense que le jour où on aura un psychopathe à la tête d’un Etat, prêt à appuyer sur un gros bouton rouge capable de faire exploser la planète, on sera peut-être soulagés de ne pas avoir légiféré à outrance, comme au Chili, et de s’être laissé une porte de sortie, pour pouvoir sauver l’humanité d’elle-même.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire