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Familles d’accueil: une nouvelle loi, de nouvelles divisions

Dans les trois Régions, des associations de lutte contre la pauvreté s’opposent à la nouvelle loi instaurant un statut pour les familles d’accueil. Certains y voient des risques d’eugénisme social.

Marek et Ana se sont ren-contrés dans la rue. En 2010, le petit Emil naît de leur union. Ana accouche le 15 octobre à l’hôpital Saint-Pierre de Bruxelles. Une semaine plus tard, elle retourne à la rue, son bébé sous le bras. Pour éviter à l’enfant la vie d’errance et d’excès qui en découle, Emil est d’abord placé en institution avant d’être accueilli chez Madeleine, une dame de confiance. L’avocat du couple, Jacques Fierens, intente une action contre le CPAS de Bruxelles qui n’aboutira définitivement que quatre ans plus tard, quand ce dernier sera condamné à verser 8 000 euros à ses clients. Un premier pas vers une vie plus stable.

Les parents d’Emil ont, depuis, pu régulariser leur situation administrative. Ana travaille comme aide-ménagère payée par titres-services et a résolu son problème d’alcool. Mais leur fils reste confié à la garde de Madeleine. Marek et Ana n’ont le droit de le voir qu’une heure par mois, sous surveillance.

Depuis septembre 2017, le couple craint qu’Emil ne s’éloigne encore un peu plus. Sa maman d’accueil a désormais le droit de demander au tribunal de la famille de se voir déléguer toutes les décisions le concernant, jusqu’aux plus importantes, celles qui touchent à la santé, à l’orientation religieuse ou philosophique, à la langue ou encore au modèle scolaire (technique, général, spécialisé…). C’est ce que permet la nouvelle loi du 19 mars 2017 relative aux familles d’accueil, émanant d’une proposition fédérale CD&V et N-VA.

A la veille de l’entrée en vigueur de cette loi, six mois après sa publication, Jacques Fierens a déposé une requête en annulation et en suspension auprès de la Cour constitutionnelle.  » Déléguer aux familles d’accueil les droits fondamentaux concernant les enfants revient à déchoir les parents de leur autorité, relève l’avocat. Or, jusqu’ici, la déchéance de l’autorité parentale n’était appliquée qu’en cas de maltraitance grave. Maintenant, il suffit juste d’un an de placement…  » Me Fierens n’y va pas par quatre chemins :  » C’est de l’eugénisme social, comme en Angleterre où de très nombreux enfants de familles précarisées sont enlevés de force pour être confiés à l’adoption !  » Dans sa requête, l’avocat relève notamment que la Cour européenne des droits de l’homme a  » maintes fois rappelé que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental essentiel de la vie familiale « .

Les parents d’accueil se trouvent souvent dans des situations de non-droit »

Le ministre de l’Aide à la jeunesse en Fédération Wallonie-Bruxelles, Rachid Madrane (PS), a lui aussi réagi. Il a mis en place un groupe de travail réunissant les acteurs du secteur. Celui-ci a débouché sur un rapport transmis au ministre fédéral de la Justice, Koen Geens (CD&V), demandant un report de l’entrée en vigueur de la loi :  » Celle-ci met en place un système interférant dans nos prérogatives et risque de complexifier la situation sans répondre à toutes les demandes, ni des accueillants ni du secteur.  » Quelque 3 500 enfants sont placés en famille d’accueil en Belgique francophone. Près de 200 sont en attente de ce type de placement qui reste, aux yeux de beaucoup, plus adapté et moins cher qu’un placement en institution. Précisons encore que trois quarts des enfants sont confiés à leur famille élargie, pas toujours aisée.

Placement mais pas abandon

Plusieurs associations de lutte contre la pauvreté déplorent de ne pas avoir été entendues lors des débats en commission de la justice de la Chambre, contrairement aux représentants des familles d’accueil. Elles se rallient dès lors au mouvement contre la nouvelle loi. Fait rare : cette initiative rassemble des organisations wallonnes, bruxelloises mais aussi flamandes (1). Elles introduiront leur recours dans les prochaines semaines.

 » Il est déjà très difficile d’élever un enfant dans la précarité, mais accepter qu’il soit placé ne revient pas à l’abandonner, déclare Georges de Kerchove, avocat honoraire, représentant d’ATD Quart Monde. Beya Merad, avocate qui défend la sauvegarde du lien parent-enfant complète :  » On vous laisse le droit de voir votre enfant une heure par mois, voire encore moins, sous le regard inquisiteur d’assistants sociaux et de psychologues. Comment voulez-vous préserver un lien, une complicité, dans ces conditions ? Puis, on reproche aux parents de se décourager. Parfois, tout est fait pour écarter les parents d’origine. On leur demande sans cesse des efforts, mais on néglige de tout mettre en oeuvre pour la réussite de l’objectif poursuivi, celui de les réunir de nouveau. C’est pourtant l’obligation de chaque Etat.  »

Anne-Françoise Janssen, animatrice politique au Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP), précise toutefois que les associations ne s’opposent pas à l’ensemble des mesures instaurées par cette nouvelle loi, comme la création d’un statut pour les familles d’accueil. Au quotidien, l’absence de cadre légal place ces familles face à des tracasseries sans fin, très dommageables pour elles et pour l’enfant.  » Les parents d’accueil se trouvent souvent dans des situations de non-droit, souligne Marie-Hélène Kluser, maman d’accueil et représentante de l’association La Porte ouverte. Pour une excursion scolaire, un voyage à l’étranger ou aller dormir chez une copine, il faut en principe l’accord des parents d’origine. Mais c’est souvent très compliqué à obtenir dans les temps impartis.  »

La nouvelle réglementation permet désormais aux accueillants de prendre des décisions concernant le quotidien de l’enfant : la consultation d’un médecin, l’habillement, les heures du coucher, les activités de loisirs, les fréquentations, l’autorisation de loger chez un ami, le changement d’une coupe de cheveux… Ils peuvent également prendre des décisions en extrême urgence, comme celle d’une opération à la suite d’un accident, même s’ils doivent informer au plus vite les parents ou, à défaut, l’autorité qui leur a confié l’enfant.  » Nous avons dû reporter l’opération des amygdales de Marie parce que ses parents en avaient peur, explique Xavier, papa d’accueil depuis plus de vingt ans (2). Des documents pour l’école sont souvent à signer pour le lendemain… Il nous est arrivé d’apposer nous-mêmes le paraphe demandé.  »

Pour contrer ces difficultés, la loi permet désormais la signature d’une convention entre les deux familles, avec l’intervention de l’organe compétent en matière d’accueil familial. Ce document fixe les modalités de prise en charge, un peu comme dans le cas d’un divorce.  » Nous insistons sur la nécessité de rechercher un esprit de coparentalité, de complémentarité entre les deux familles pour éviter que l’enfant ne se trouve plongé dans un conflit de loyauté, précise Marie-Hélène Kluser.

Familles d'accueil: une nouvelle loi, de nouvelles divisions
© ILLUSTRATION : JULIETTE LÉVEILLÉ

 » Chaque cas est unique  »

Caroline a accueilli Vincent il y a dix ans. Le petit garçon avait 3 mois. Cette architecte exprime son soulagement face à l’allégement des contraintes qui lui sont imposées.  » Accueillir un enfant requiert un amour et un dévouement inconditionnel. Cela demande parfois une résistance à toute épreuve. Nous n’avons pas besoin de toutes ces lourdeurs administratives en plus.  » Caroline émet par ailleurs des doutes quant aux bienfaits des visites de Vincent à ses parents d’origine.  » Ils sont gentils, toujours présents, mais les échanges sont vraiment très pauvres. Ce sont toujours les mêmes questions qui reviennent, invariablement :  » Tu manges bien ? Tu dors bien ? Tu travailles bien à l’école ?  » La maman est à la limite du handicap mental. Ils ont tous les deux grandi dans un orphelinat, ils ignorent ce qu’est une vie de famille, l’amour parental. Mais nous avons de la chance, car certains parents ne viennent jamais aux rendez-vous, ils changent de numéro de téléphone sans arrêt et on ne parvient pas à les joindre. C’est catastrophique pour ces enfants ! On nous demande de les tirer vers le haut mais ces visites les ramènent parfois vers le bas. Vincent se rend compte qu’il n’a pas grand-chose à leur dire. Il risque un jour de ne plus vouloir voir ses parents.  »

Anne-Françoise Janssen, qui est aussi psychologue, signale que dans ces situations très complexes de placement familial, le travail autour du lien entre l’enfant et ses parents est essentiel.  » Il faut également veiller à une écoute bienveillante et un accompagnement par des professionnels bien formés de chacune des personnes : tant l’enfant, que ses parents, que les accueillants familiaux. Chaque cas est unique.  »

La loi prévoit que les parents puissent introduire un recours contre la délégation des droits fondamentaux de leur enfant aux accueillants.  » Mais ils ne sont pas toujours en mesure de le faire. A leurs difficultés sociales s’ajoute la détresse émotionnelle de perdre leur enfant. Et, depuis la réforme de l’aide juridique, l’accès aux avocats pro deo est de plus en plus difficile. Le placement des enfants nécessite un débat plus large : ce sont eux, les plus jeunes et les plus vulnérables, qui subissent les conséquences d’un manque de réaction de l’Etat quant à la paupérisation grandissante d’une partie de la population. L’absence de logements adéquats, les allocations sociales sous le seuil de pauvreté et la précarisation de l’emploi sont autant d’éléments à prendre en compte de façon structurelle.  »

(1) ATD Quart Monde, BAPN (Belgian Anti-Poverty Network : Réseau belge de lutte contre la pauvreté), Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP), Luttes solidarités travail et NTA (Netwerk tegen armoede) qui regroupe une soixantaine d’organismes flamands et bruxellois.

(2) Pour préserver l’anonymat des témoignages recueillis, les prénoms ont été modifiés.

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