Face à face d’experts entre Vlieghe et Gala : « Nous sommes le bouc émissaire parfait pour les ministres »

Han Renard

Dans la crise du Corona, les experts s’écharpent presque autant que les politiciens. Est-ce que ces débats musclés doivent nous inquiéter ? Knack a réuni – virtuellement – Erika Vlieghe de l’UZA et Jean-Luc Gala de l’hôpital Saint-Luc à Bruxelles pour y voir plus clair.

En tant qu’infectiologue et membre du nouveau conseil consultatif Celeval, Erika Vlieghe fait partie des experts qui sont de plus en plus inquiets devant le nombre croissant d’infections et de la réticence des politiciens à intervenir. Jean-Luc Gala, également spécialiste des maladies infectieuses, espère lui partir cette semaine pour Lesbos afin de tester le coronavirus chez les réfugiés bloqués sur l’île grecque. Lui ne voit, pour l’instant, aucun motif d’inquiétude en Belgique. Voilà deux experts reconnus qui tirent des conclusions complètement différentes des mêmes chiffres d’infection.

Jean-Luc Gala : « Tous ceux qui sont impliqués dans la lutte contre le virus au quotidien ont le même objectif : protéger les citoyens. Erika et moi ne sommes juste pas d’accord sur la manière dont cela doit être fait. En ce qui me concerne, les mesures prises à ce stade de la pandémie sont vraiment trop strictes. On ne peut pas comparer la situation actuelle avec celle de mars et avril. On parle sans cesse du grand nombre de nouvelles infections, sans préciser que 150 nouvelles infections ne signifieront pas nécessairement 150 admissions à l’hôpital. De cette façon, vous effrayez inutilement la population. Beaucoup plus de tests sont effectués en ce moment et donc plus de cas positifs sont détectés, mais le rapport dit de positivité – soit le rapport nombre de tests effectués et nombre d’infections coronariennes – continue de fluctuer autour de 3 à 4 pour cent. En outre, les conséquences médicales de ce nombre croissant d’infections restent limitées. À la fin de la semaine dernière, 70 lits, sur une capacité totale de 2000, étaient occupés en soins intensifs. »

Êtes-vous d’accord avec Lieven Annemans, économiste de la santé, qui dit que le nombre de cas positifs n’augmente que parce que davantage de tests sont effectués, et qu’il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter pour l’instant ?

Jean-Luc Gala : Absolument, je suis à 100% derrière Lieven Annemans. Avec cette nuance que dans certaines communautés d’immigrants, le taux d’infection a clairement augmenté. Nous l’avons vu à Anvers et nous le voyons maintenant aussi à Bruxelles. Mais la réponse ne doit pas nécessairement consister à rendre les mesures encore plus strictes sur l’ensemble du territoire. C’est contre-productif. Nous devons parler aux dirigeants de ces communautés et mieux expliquer le fonctionnement du virus et les mesures de prévention, avec un message positif.

Erika Vlieghe : Il va de soi que je ne suis pas d’accord avec la thèse de Lieven et Jean-Luc. Nous aussi, nous constatons que les cas que nous voyons aujourd’hui ne sont pas les mêmes qu’en mars. Ce sont les jeunes, qui n’ont que des symptômes légers, qui sont effectivement ceux qui sont le plus touchés pour le moment. Sauf que si nous sommes tout de même inquiets, c’est parce que nous constatons clairement une tendance à la hausse du nombre d’infections. Le nombre de communes où le taux de positivité est plusieurs fois supérieur à la moyenne nationale augmente également rapidement. Dans des communes telles que Zaventem, Vilvorde et Ypres, le ratio est même supérieur à 8 %. Ce n’est vraiment plus seulement un problème des communautés marocaine, turque et juive, comme on l’a parfois suggéré en été. À Anvers, nous constatons une augmentation du nombre d’infections à Borgerhout, mais aussi à Boom, Wilrijk et Edegem. Aujourd’hui, nous devons faire face à une trentaine de petites épidémies différentes qui se propagent dans le pays. Regardez Ypres et Waregem, où il y a une épidémie parmi les jeunes qui sont revenus de vacances au Portugal.

Qu’en est-il de l’argument de M. Gala selon lequel les conséquences médicales restent pour l’instant limitées ?

Vlieghe: À un moment donné, les hospitalisations vont, elles aussi, monter en flèche, tout comme en mars. Mais ce que dit Jean-Luc est vrai: nous avons les mêmes bonnes intentions et nous voulons tous les deux limiter au maximum les conséquences négatives de cette épidémie pour la population. La grande différence réside dans la prudence dont nous faisons preuve.

À Bruxelles, certains hôpitaux sont déjà à nouveau bien remplis, également en soins intensifs. Il n’y a pas encore de problème de capacité, c’est vrai. Mais si vous laissez le nombre d’infections augmenter de façon débridée et que vous fermez les yeux sur la hausse des infections, d’ici quelques semaines, vous serez confrontés de façon brutale à de gros problèmes. C’est ainsi que fonctionne une courbe exponentielle. Je suis personnellement très inquiète, car parmi les nouvelles infections, il n’y a plus seulement des personnes de vingt et trente ans, mais aussi des personnes de cinquante, soixante et septante ans. Par ailleurs, l’âge moyen des personnes qui séjournent dans nos soins intensifs est aujourd’hui inférieur à soixante ans, ce qui signifie que même des personnes relativement jeunes peuvent tomber très malades. Personne n’a une boule de cristal, mais nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre qu’il soit trop tard. De plus, les soins hospitaliers classiques ont été en grande partie interrompus en mars. Nous ne voulons pas que cela se reproduise tant cela a eu un impact négatif majeur sur la santé publique. Pour toutes ces raisons, je ne pense pas que l’attitude de Jean-Luc et Lieven soit suffisamment prudente.

Êtes-vous assez prudent, M. Gala ?

Il va sans dire que nous devons suivre la situation au jour le jour. À la différence de mars, une partie beaucoup plus importante de l’iceberg est aujourd’hui visible, car on teste davantage. Nous faisons même trop de tests en ce moment. Cela nous coûte de l’énergie, de l’argent et de la main-d’oeuvre. Nos médecins généralistes sont débordés. Nous ne devrions tester que les personnes qui présentent des symptômes.

Face à face d'experts entre Vlieghe et Gala :
© FRANKY VERDICKT

Vlieghe : Les médecins de famille ont du mal, c’est vrai. Mais devrions-nous moins tester ? Je pense que l’on devrait surtout veiller à ce qu’il y ait davantage de centres de tests, en dehors des médecins. En ce qui me concerne, je ne peux vraiment pas suivre Jean-Luc dans son interprétation des chiffres du Corona. On peut comparer ça à une invasion de souris. En mars, notre cuisine était pleine de souris. Nous ne savions pas par où commencer pour nous débarrasser d’elles. Ensuite, nous n’avons plus vu de souris jusqu’à ce qu’elles réapparaissent cet été. D’abord une, puis deux, puis trois et puis elles ont été de plus en plus nombreuses. La question est donc la suivante: quand devons-nous tirer la sonnette d’alarme pour éviter une invasion de souris comme en mars ? Eh bien, mon avis est que nous aurions dû déjà le faire depuis un certain temps.

Monsieur Gala n’avez-vous pas peur que le nombre d’admissions à l’hôpital augmente à nouveau ?

Gala : Je ne pense pas. Bien sûr, je n’ai pas non plus de boule de cristal, mais j’entends la même chose de la part de tous les médecins généralistes et spécialistes : les personnes âgées et autres groupes à risque se protègent beaucoup mieux maintenant. Nous ne devons donc pas punir les jeunes en les obligeant à porter un masque buccal en classe ou dans un auditoire. Ce n’est pas seulement une torture, c’est aussi inutile. Dans l’auditoire, ils portent tous leurs masques et une fois dehors ils s’asseyent pour boire un verre ensemble sans garder leurs distances. C’est juste un fait que les jeunes respectent à peine les mesures corona. Nous ferions mieux d’en tenir compte. Ce qu’on devrait plutôt faire, c’est rappeler aux jeunes leur responsabilité de protéger au mieux leurs parents et leurs grands-parents. Le scénario idéal pour tuer le virus est que chacun s’enferme chez lui pendant des mois et ne bouge pas. Mais on ne peut pas continuer comme ça. Les gens, surtout les jeunes, veulent retrouver au moins une partie de leur vie sociale.

Vlieghe : mais c’est possible. Nous avons vraiment déjà récupéré une partie de notre vie.

Gala : Mais je pense que nous pouvons faire plus. Puis-je donner un exemple ? La manifestation « Black Lives Matter » à Bruxelles, en juin dernier. De nombreux experts ont crié au meurtre et au feu. Qu’avons-nous vu dans les statistiques du coronavirus par la suite ? (fait deux zéros avec ses doigts) Rien du tout, alors qu’il y avait des milliers de personnes.

Vlieghe : C’est vrai que cela m’a inquiété à l’époque. Mais la plupart des gens portaient des masques et la manifestation a eu lieu à l’extérieur. Faut-il alors laisser se reproduire tous les événements de masse ? Je ne pense pas.

Le virologue Emmanuel André a déclaré la semaine dernière dans le journal De Morgen que Gala veut en fait l’immunité de groupe. Est-ce bien cela ?

Gala : L’immunité de groupe est un grand mot, mais avec les jeunes, nous pouvons mieux faire circuler le virus pour renforcer l’immunité. Ils sont difficiles à contrôler et les mesures sont tout simplement trop restrictives pour eux. Je le vois avec ma propre fille, à qui j’ai expliqué les règles en long et en large. Même elle me demande pourquoi elle ne peut pas rencontrer vingt amis. Bien sûr, il y a des jeunes qui se retrouvent à l’hôpital à cause du coronavirus. Mais nous devons prendre ce danger. Les jeunes ont vraiment besoin de développer leur immunité pour pouvoir reprendre une vie normale. À condition – je le répète – qu’ils soient extrêmement prudents dans leurs contacts avec les groupes à risque.

Vlieghe : Nous en savons bien trop peu sur l’immunité face à ce nouveau virus pour pouvoir placer nos espoirs en lui. Nous ne savons même pas si une immunité de groupe à ce coronavirus existe. Le fait que les jeunes eux-mêmes ne tombent pratiquement jamais malades n’est donc certainement pas une raison suffisante pour laisser le virus circuler comme ça.

Face à face d'experts entre Vlieghe et Gala :
© FRANKY VERDICKT

Gala : On ne peut jamais contrôler une pandémie, sauf si on est totalement confiné. Et une société sans risque n’existe pas. Nous devrons donc réfléchir aux risques que nous sommes prêts à accepter pour apprendre à vivre avec le virus.

Vlieghe : D’accord, mais une pandémie n’est pas si facile à gérer. Ce n’est pas comme si on savait sur quels boutons appuyer pour l’arrêter en fonction du nombre de victimes que nous sommes prêts à accepter. Le virus peut soudainement réapparaître de partout et nous ferait perdre le contrôle de la situation.

Gala : Je n’ai pas non plus de solution miracle, mais il faudra être pragmatique. L’indicateur le plus important pour moi reste le nombre de lits occupés en soins intensifs. De ce côté, il n’y a pas de problème, pour le moment, alors que la population souffre beaucoup des strictes mesures. Les gens perdent leur emploi et leurs revenus. Ils deviennent dépressifs. J’entends même des médecins généralistes dire qu’ils ont des patients qui se suicident.

Quelles mesures souhaitez-vous voir abolies ?

Gala : La bulle de cinq est par exemple la chose la plus stupide que j’ai entendue depuis longtemps. Nous n’avons pas vraiment besoin de mettre un chiffre sur le nombre de contacts sociaux que les gens sont autorisés à avoir. C’est peut-être la vraie différence entre moi et les autres experts : je fais confiance aux gens, je les admire même. Les gens ont fait preuve d’une grande résilience et d’un grand courage dans cette crise. Nous devrions les complimenter pour cela, sauf que je n’entends pratiquement personne le faire.

Vlieghe : Je ne vais pas parler de mesures concrètes, car je trouve que ce ne serait pas correct vis-à-vis de mes collègues du Celeval. Pour moi, personnellement, on n’aurait pas dû indiquer de chiffre. En réalité, quel que soit le numéro, le message reste le même : rencontrez les gens à une distance sûre et ne faites que quelques exceptions pour les contacts proches comme votre partenaire, vos enfants et vos meilleurs amis. La vraie faiblesse est là, car nous constatons que la plupart des infections se produisent par des contacts étroits.

Et que dire du Celeval renouvelé ? Comment les membres ont-ils été sélectionnés ? Pourquoi le monde médical y est-il si peu représenté ?

Vlieghe : La sélection des membres du Celeval est, comme vous le savez, une décision purement politique. Pour ce genre de critique, vous devriez donc vous tourner vers la Première ministre Sophie Wilmès (MR) et le ministre De Block. J’ai moi aussi des questions sur la nouvelle composition du Celeval et certainement sur la façon dont tout cela a été fait. Vous ne pouvez pas attendre d’une équipe entièrement renouvelée un plan stratégique fantastique pour la suite de la gestion de la crise en quelques semaines. J’ai même, à un moment, hésité à en faire partie. Et je doute encore tous les jours. En tant qu’expert, on a été quelque peu malmené dans cette crise. Je travaille sept jours sur sept depuis des mois, sans rémunération, alors que votre propre travail doit continuer. Je constate aussi de plus en plus que, en tant qu’expert, vous êtes la cible idéale. Par exemple la semaine passée au Parlement wallon. Là, j’ai compris, et c’est une véritable manoeuvre politique à mes yeux, que l’on essaie de me faire porter le chapeau de tout le drame qui s’est déroulé dans les maisons de repos. Les experts comme moi sont le bouc émissaire idéal pour les ministres qui se trouvent dans une situation difficile. Alors que nous ne faisons que conseiller, ce qui est déjà assez difficile en soi. Je veux bien assumer la responsabilité de certains conseils, mais pas de la politique qui a été mise en place ensuite. Une politique qui n’est d’ailleurs souvent pas la traduction correcte de notre conseil ou qui ne le met en oeuvre qu’à moitié.

Gala : Je pense que c’est un peu de la fausse modestie, Erika. Les politiciens vous demandent votre avis et le prennent à coeur. Vous voyez aussi comment des experts comme Marc Van Ranst essaient d’influencer le gouvernement de manière agressive et par tous les canaux médiatiques possibles.

Vlieghe : Cela ne change rien au fait que la différence entre nos conseils et les mesures politiques qui en découlent sont souvent très grandes. Nos conseils ont souvent été mis en pratique de manière sélective.

L’absence de leadership politique n’est-elle pas le problème majeur dans la gestion de cette crise?

Gala : Oui, ce leadership est totalement absent. Mais ce n’est pas la faute des experts.

Vlieghe :(soupir) La communication est super importante. Je suis fatiguée de me l’entendre dire parce que je le répète depuis six mois. Toutes les personnes concernées affirment être bien conscientes de l’importance d’une communication efficace et rationnelle. Alors, mettons-nous enfin au travail.

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