La suprématie des fils et filles de profs est établie. C’est surtout parce que leurs parents leur ont transmis ce qui ne s’enseigne pas à l’école.
Dans la famille Claessens, on ne badine pas avec les études. Maxime, l’aîné, vient de boucler son master en constructions à l’Ecole polytechnique de Bruxelles (ULB). Son frère, Hadrien, entame sa troisième année de droit. Ce n’est pas le fruit du hasard. «Ma mère enseigne les maths en secondaire alors que mon père est directeur d’un collège, témoigne Maxime. Parce qu’ils ont toujours cru en l’école, ils nous ont transmis, dès notre plus jeune âge, le respect des profs, le goût de l’effort et le plaisir d’apprendre.»
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. La réussite scolaire des fils et des filles d’enseignants se révèle sensiblement supérieure à celle de tous les autres, y compris les enfants de cadres. Ils redoublent moins, font des études longues et brillantes, et on les retrouve davantage dans des cursus prestigieux. Ainsi, près de la moitié des étudiants de l’Institut national du service publique (ex-ENA), en France, ont au moins un parent enseignant.
En Belgique, cet avantage scolaire reste peu documenté. Mais «d’un point de vue sociologique, les observations sont identiques, remarque Eric Mangez, professeur de sociologie à l’UCLouvain. Dans tous les pays, le niveau de compétence des parents joue un rôle dans la formation des inégalités scolaires. Le problème, c’est que ces mécanismes sont plus accentués en Belgique.»
Aucune recherche récente n’a mesuré le phénomène. En revanche, il ressort d’études plus anciennes, des chiffres frappants. Ainsi ceux issus du rapport «Inégaux devant l’école. Enquête en Hainaut sur les déterminants sociaux de l’échec et de la sélection scolaires», publié en 1997, évoquant «la situation tout à fait particulière des enfants d’enseignants». Ceux-là sont déjà en tête à la fin de l’école primaire. Près de 80% d’entre eux en sortent avec une note égale ou supérieure à 80% contre 62% chez les enfants de cadres et de professions libérales. Et cela continue après l’élémentaire, puisqu’ils restent plus nombreux à n’avoir jamais redoublé en secondaire. Au premier degré, ils sont 4,1% à avoir doublé au moins une fois contre 8,4% pour les enfants de cadres et de professions libérales. Au troisième degré, l’écart se réduit un peu: 40% des enfants d’enseignants contre 44% des enfants de cadres et professions libérales ont déjà redoublé au moins une fois. A l’arrivée, 56,5% d’enfants d’enseignants contre 47% parmi ceux de cadres et de professions libérales sortent diplômés d’une filière générale.
Comment expliquer ces performances? Quel rôle précis les parents jouent-ils dans cette réussite? Il n’y a pas de recette magique. Pour Eric Mangez, la maîtrise des codes de la culture scolaire compte pour beaucoup dans les meilleurs résultats obtenus par ces enfants. Pour eux, l’école est un territoire familier, presque un prolongement de leur foyer. «Leurs parents sont des experts de l’école. Ils leur transmettent, de façon inconsciente, un habitus, une manière d’être, des normes qui leur permettent de répondre aux attendus implicites du monde scolaire.» Les enfants de profs sont «élèves» et possèdent ce que les sociologues appellent un «curriculum invisible» –ce qu’on attend d’un écolier quand il arrive à l’école et qu’on ne lui enseigne pas. «Il est invisible, parce qu’il « va de soi » pour les enseignants et les élèves performants, qu’il est peu verbalisé, voire peu pensé, si bien que les élèves scolairement faibles peuvent ne pas le percevoir et ne pas comprendre l’origine de leur difficulté», détaille Julien Netter dans Culture et inégalités à l’école (Presses universitaires de Rennes, 2025), par ailleurs auteur du concept.
Se poser pour lire la consigne, soigner la présentation, ne pas donner seulement le résultat mais faire une phrase, se poser des questions avant de se plonger dans une leçon à apprendre, formuler ce qu’on en sait déjà, etc.: une sorte de «déformation professionnelle», dont Maxime a profité. «Il y avait toujours quelqu’un pour m’aider à faire mes devoirs, réciter, m’apprendre une méthode de travail», énumère le jeune homme, qui insiste sur «une vision plus positive de l’école, transmise par ses parents. L’air de rien, les fils et filles de profs entendent parler favorablement d’éducation à table depuis qu’ils sont tout petits. «Mes parents ont toujours soutenu l’institution scolaire. Quand j’avais une mauvaise note, ils cherchaient à comprendre. Ils ne disaient pas que le prof était incompétent, comme je pouvais l’entendre dans d’autres familles.»
«Leurs parents sont des experts de l’école. Ils leur transmettent, de façon inconsciente, un habitus, une manière d’être.»
Des «stratégies» avisées
En possession de tous les codes, les parents enseignants savent d’autant plus faire entrer leurs enfants dans le moule qu’ils évoquent régulièrement à la maison ce qu’est un «bon élève», une «bonne orientation», etc. C’est qu’ils savent également, et sans doute mieux que quiconque, privilégier ce que le système scolaire peut offrir de plus «efficace» d’un point de vue scolaire. Options dites de distinction comme les maths et les sciences «fortes», latin plutôt que socio-économie en 2e secondaire, mais aussi classes en immersion… Ils contribuent, à travers la mise en place de «stratégies» avisées, à ce que leurs enfants se retrouvent «entre bons élèves». Posséder la bonne information, souvent officieuse, transitant par le «bouche à oreille» ou ses réseaux, pour éviter la mauvaise classe est évidemment plus facile quand on est de la «maison».
Les parents profs partent encore avec un autre avantage: le temps, celui qui manque, celui qui presse, si convoité par tous. Plus longtemps présents, dès la fin des cours, à leur domicile que les autres diplômés du supérieur, les enseignants consacrent globalement plus de temps à leurs enfants. Ils disposent en outre du même temps de vacances. Bref, leurs emplois du temps sont davantage synchronisés avec leur progéniture.
Du temps disponible et, surtout, surinvesti. Dans les foyers enseignants, il n’y a pas de séparation entre la sphère scolaire et la sphère familiale. Tout, ou presque, est un prétexte à apprendre: convertir des quantités pour une recette, inciter à argumenter ses positions, chercher la définition d’un mot inconnu au dictionnaire… Ces parents «rentabilisent» les activités les plus banales, sans en être toujours conscients, et en mettant la barre haut. Pour décrire cette vision éducative de la vie quotidienne, les sociologues de l’éducation parlent de «pédagogisation». Les parents enseignants, tout en stimulant le développement cognitif de leurs enfants, encouragent des pratiques, des compétences, des valeurs valorisées à l’école, comme la curiosité ou l’ouverture d’esprit.
Ils disposent d’un «capital temps» qui, associé à un «capital culturel», pèse davantage que le «capital économique».
Un «capital temps» rentable
C’est principalement en début de scolarité que le rôle des parents enseignants serait déterminant, en s’investissant dès le primaire mais aussi en instaurant une routine quotidienne de travail autonome. Ils corrigent leurs copies ou préparent des cours pendant que leurs enfants font leurs devoirs. Voir son parent travailler et instaurer un climat studieux aurait vertu d’exemple.
La différence se joue également dans l’apprentissage de la gestion du temps, le respect des règles et la discipline. Bien au-delà de leur rôle de répétiteurs de leçons, ces parents leur apprennent à apprendre et à être autonomes et organisés –des atouts fondamentaux pour réussir dans l’enseignement supérieur.
«Partager les mercredis, les week-ends, les vacances, c’était évidemment un avantage. Les horaires de travail de mes parents coïncidant avec ceux de l’école, il y avait toujours quelqu’un pour jouer le taxi, estime Maxime pour qui ce «juste équilibre entre le travail scolaire et les loisirs a influencé positivement son parcours».
De fait, selon Annie Da-Costa Lasne, maître de conférences en sociologie de l’éducation à l’université Bourgogne-Franche-Comté et auteure d’une thèse consacrée à la singulière réussite des enfants d’enseignants, ceux-ci cumuleraient plus que d’autres des activités de loisirs, enrichissantes du point de vue culturel et social. Ils seraient également plus nombreux à fréquenter un mouvement de jeunesse. Une observation épinglée également dans l’étude «Inégaux devant l’école». Les profs sont aussi ceux qui investissent davantage de moyens financiers aux activités hors du temps scolaire. «Toutes ces activités ont un rendement scolaire direct (contenus des apprentissages) ou indirect (formation de l’esprit)», écrit la sociologue.
Il existerait donc bien un effet «parent enseignant», et surtout un effet «mère enseignante» –elle fait même plus au sein d’un couple enseignant– et résumable ainsi: un «capital temps» qui, associé à un «capital culturel», pèse davantage que le «capital économique».