Douleurs au niveau de la gorge, de la nuque, des épaules, fatigue, modification de la voix, aphonie, etc.: la moitié des enseignants développe des problèmes vocaux au cours de leur carrière.
«A mesure que la journée avance et que les petits fatiguent, je dois inévitablement hausser la voix», explique Florence, enseignante en deuxième primaire à Schaerbeek depuis treize ans. Les premiers jours de classe, après les congés, sont tout aussi compliqués. «Depuis que j’enseigne, je ressens souvent une fatigue vocale le soir», raconte l’institutrice qui ne peut pas échapper à «une ou deux extinctions de voix par an».
Douleurs au niveau de la gorge, douleurs musculaires à la nuque, aux épaules, fatigue, modification de la voix, jusqu’à l’apparition d’aphonie temporaire (extinction de voix), voire de nodules font l’objet de consultations fréquentes chez les médecins phoniatres et chez les logopèdes. Les enseignants étant souvent comparés par ces spécialistes aux chanteurs ou aux comédiens, avec lesquels ils partagent un usage professionnel de leur organe.
«Leur voix est un outil de travail indispensable. Elle leur sert de mode de communication des savoirs mais elle est aussi un moyen de gérer la classe, par exemple en termes de discipline, de bruit, note Angélique Remacle, docteur en sciences psychologiques et de l’éducation et logopède au CHU Liège. Tout ce qui structure la journée scolaire repose sur leur voix.» «Je jongle continuellement avec ma voix. Elle exprime l’empathie, la gentillesse, l’autorité, l’étonnement, la joie… Je peux recadrer d’une voix forte et sévère un élève turbulent, puis chuchoter à l’oreille d’un camarade en difficulté, avant de reprendre à nouveau fermement le premier élève», détaille Florence.
Si cette montagne russe vocale représente un instrument pédagogique efficace, le passage rapide et régulier de la «voix parlée ou projetée», par définition plus forte, à la «voix conversationnelle», peu intense, puis à la «voix de détresse», plus autoritaire, épuise et malmène les cordes vocales. Il arrive alors que la voix se fêle, se voile. «Leurs plaintes évoquent surtout une extinction de voix à la fin de la journée, une voix éraillée, soufflée, moins forte, des raclements de gorge, une production de glaires, une toux ou encore une sécheresse des cordes vocales», observe Jérôme Lechien, professeur en otorhinolaryngologie et en chirurgie cervico-faciale. Parmi ses patients, de nombreux enseignants, «des jeunes débutants qui endurent en peu de temps une hausse de la charge vocale et des professeurs en milieu ou en fin de carrière qui ont été exposés à un facteur déclencheur, un rhume, une angine, par exemple».
Pour pallier la fatigue vocale, ils ont alors tendance à forcer sur les cordes vocales. «Forcer pour compenser le déficit vocal est un cercle vicieux, qui favorise des tensions excessives sur les tissus et des microtraumatismes sur les cordes vocales », poursuit Jérôme Lechien. A la longue, ce forçage aboutit à des maladies, le plus fréquemment bénignes: nodules, c’est-à-dire un gonflement empêchant la bonne fermeture des cordes vocales, hémorragie, à savoir un hématome sur une corde vocale entraînant une extinction brutale de voix, ou polypes, boules de chair arrondies plus grosses que les nodules, qu’il faudra opérer.
Inégalités
Au cours de leur carrière, la moitié des enseignants serait susceptible de développer des troubles de la voix. Mais tous ne sont pas égaux.
Pour calculer la «charge vocale» des enseignants, une équipe de l’ULiège, menée par Angélique Remacle, a doté de dosimètres vocaux des professeurs durant une semaine afin d’enregistrer leur durée de phonation (temps de parole) ainsi que les variations d’intensité (volume sonore) et de fréquence (hauteur de la voix) de leur voix en classe, trois facteurs qui influencent cette charge. Résultat: les enseignants utilisent en continu pendant «20 à 25% de leur temps de travail», selon Angélique Remacle. Un taux plus important que la majorité des professions.
L’étude a aussi montré que la charge vocale des enseignantes est plus forte que celle des enseignants, en raison notamment d’une fréquence naturellement plus aiguë. Les femmes sont d’ailleurs potentiellement plus vulnérables que les hommes, à cause de leurs différences physiologiques et hormonales – leurs cordes vocales, que les experts préfèrent nommer «plis vocaux», sont plis fines et plus courtes. «Leur vitesse de vibration des cordes est plus rapide. Elle s’élève à 200 fois par seconde chez une femme et à 100 fois par seconde chez un homme, explique Angélique Remacle. Elle fournit donc un travail plus important en termes de vibrations. Ce qui augmente le risque de microtraumatismes.»
Enfin, cette charge vocale est inversement proportionnelle au niveau d’enseignement. «Plus vous enseignez à des petits, plus vous utilisez une voix forte et aiguë, plus vous faites vibrer vos cordes vocales, plus vous vous fatiguez.» Et les plus à risque sont les enseignants des petites sections de maternelle –plus de 95% sont des femmes– chez qui toute instruction passe d’ailleurs par le langage oral, les enfants ne sachant pas encore lire.
Parmi les facteurs d’explication figure le bruit ambiant en classe qui oblige à parler plus fort et plus aigu. Mais aussi deux mécanismes bien connus des professionnels de la parole. Le premier, la «convergence phonétique», qui énonce que toute personne à tendance à imiter la façon de parler de son interlocuteur pour faciliter l’échange. Or, les instructrices de maternelle sont en contact avec des élèves ayant une voix plus aiguë.
Le second phénomène, qualifié de «discours adressé à l’enfant», désigne la manière universelle qu’ont les adultes de parler, voix aiguë et plus d’intensité à l’appui, aux plus petits.
Lors de son cursus en haute école, Florence, comme ses collègues, n’a reçu aucune formation à la gestion de la voix, aux techniques pour la préserver, aux signaux d’alarme. Il en existe, mais «de façon marginale», selon Angélique Remacle. «Il faut en faire un axe de prévention envers les enseignants», avance la logopède. Les troubles de la voix chez les enseignants demeurent sous-estimés ou mis régulièrement sur le compte d’un banal refroidissement. Une question de santé publique tant l’effet de ces troubles est minoré. En effet, dysphonie (voix enrouée, rauque, éteinte) et autres modifications ont, en outre, un impact sur la perception et la compréhension des élèves et donc sur leurs apprentissages. «Les élèves réalisent plus d’efforts cognitifs pour décoder le message de l’enseignant», résume Angélique Remacle.
Reflux laryngopharyngé
Sont également plus affectés les profs en éducation physique et à la santé, parce qu’ils sont souvent soit à l’extérieur, soit dans des lieux où ça résonne beaucoup, et les enseignants de musique, parce qu’ils utilisent à la fois leur voix parlée, leur voix projetée et leur voix chantée. Dans le cas d’une fatigue vocale installée, c’est une rééducation logopédique: apprendre à respirer, à se tenir correctement et à ne plus forcer. «Pour retrouver un certain confort vocal, je conseille également le port d’un micro, surtout aux professeurs d’éducation physique, déclare Jérôme Lechien. Mais, ce qui plus important, en terme de prévention, est de dépister un éventuel reflux laryngopharyngé.»
Au terme d’une journée à parler dans le bruit, elles n’ont parfois même plus la force le soir de parler à leur famille.
La pathologie reste largement sous-diagnostiquée, en raison précisément de ses symptômes atypiques (glaires, sécheresse de la gorge, toux, raclements…), là où le reflux gastroœsophagien peut être détecté par l’acidité, ainsi que par des brûlures de l’estomac et de l’œsophage. Dans le cas du reflux laryngopharyngé, il n’y a pas d’acidité et l’œsophage est normal. Il affecte pourtant quinze à 30% de la population et est lié au stress, à l’anxiété et à une mauvaise alimentation. Les crudités, les aliments piquants et gras, l’alcool sont les grands coupables. «La pathologie induit des microtraumatismes sur les cordes vocales ainsi qu’un assèchement. Or, cette perte de lubrification liée au reflux réduit leur protection.»
Bien s’hydrater, ensuite, pour éviter que les sécrétions restent collées sur les cordes vocales, selon Jérôme Lechien: «Il faut boire deux litres d’eau minimum par jour même si on n’a pas soif, et surtout tousser au lieu de racler la gorge, ce qui éraille la voix et est traumatisant pour les cordes vocales.»
Enfin, préserver sa voix autant que possible, notamment dans un environnement bruyant ou fatiguant. Ici encore, la capacité de récupération des tissus des cordes vocales se révèle souvent insuffisante chez les enseignantes. «Car ce sont généralement elles qui prennent en charge la seconde journée et donc continuent de parler. Les tissus sont en permanence en état inflammatoire», note Angélique Remacle. «Certaines collègues disent qu’au terme d’une journée à parler dans le bruit, elles n’ont parfois même plus la force le soir de parler à leur famille», confirme Florence…