Eliane Liekendael © Belga

Eliane Liekendael, la juge intransigeante de l’arrêt spaghetti

Muriel Lefevre

Eliane Liekendael, la première femme à avoir accédé au sommet de la magistrature belge, est décédée le 8 octobre dernier à l’âge de 90 ans. L’image où on la voit fuir les caméras de télévision et les photographes le premier jour du scandale Agusta en septembre 1998 restera dans les annales. Celle qui fut la première femme procureur générale à la Cour suprême aura aussi symbolisé une justice belge qui semblait déconnectée de la réalité.

Longtemps, elle sera celle qui, lorsqu’elle était procureur de Cour de cassation, a émis l’arrêt spaghetti, celui qui destituera le juge d’instruction Jean-Marc Connerotte de l’affaire Dutroux. Celui-ci était considéré comme un héros national par une large frange de la population, car il était celui qui avait « retrouvé les petites » et instruisait le dossier de ce qu’on appelait déjà l’affaire Dutroux. En septembre 1996, il va pourtant commettre une erreur. Il participe, en compagnie du procureur du Roi Michel Bourlet, à un souper spaghetti dont les bénéfices financeraient les frais de défense en justice de Laetitia Delhez. La Cour de cassation estimera que la présence du juge à ce souper et en se montrant à côté des victimes était faire preuve d’un manque d’impartialité et pouvait nuire à la suite de l’enquête.

Après avoir débuté sa carrière au parquet de Bruxelles en 1955, puis opéré au parquet général de Mons, cette diplômée de l’Université libre de Bruxelles avait été nommée avocate générale à la Cour de cassation en novembre 1978. Dix-huit ans plus tard, Eliane Liekendael avait succédé à Jacques Velu à la fonction de procureur général.

Le contexte émotionnel de l’époque était tel qu’on va très vite crier au complot, au point de se retrouver dans un climat presque insurrectionnel avec débrayages spontanés et manifestations un peu partout dans le pays. La méfiance des citoyens à l’égard de la justice belge et des institutions politiques du pays va conduire en octobre 1996 au tsunami populaire que sera la célèbre Marche Blanche.

Mais la justice restera inflexible, malgré la demande de Jean-Luc Dehaene, Premier ministre d’alors. Le dossier Dutroux sera confié à un autre magistrat instructeur de Neufchâteau, le juge Jacques Langlois. Jean-Marc Connerotte prendra sa retraite le 13 juillet 2015 à l’âge de 67 ans.

Eliane Liekendael
Eliane Liekendael© Belga

Très à cheval sur la question de l’indépendance du pouvoir judiciaire et de l’importance des règles de droit, Eliane Liekendael dira cependant qu’elle avait fait cela « avec regret ». « Jamais auparavant mon rôle de magistrat ne m’avait autant pesé. Mais j’ai juré allégeance à la loi et celle-ci intraitable. » Lors de la rentrée judiciaire 1997, elle s’était signalée à l’attention de tous en critiquant la commission Dutroux et avait fait, à cette occasion, l’apologie du principe de séparation des pouvoirs.

En novembre 1996, elle va également être saisie de deux autres dossiers extrêmement délicats: des affaires de moeurs dans lesquelles apparaissaient les noms de ministres de l’époque, Elio Di Rupo et Jean-Pierre Grafé. Tous deux seront finalement acquittés de tout soupçon.

Liekendael aura toujours beaucoup de mal avec cette attention médiatique parfois très intrusive. « Je ne suis pas une vedette » disait-elle. « Je ne suis pas non plus un animal de foire ».

Eliane Liekendael
Eliane Liekendael© Belga

Cette image d’austérité extrême ne se justifiait pas forcément. Eliane Liekendael était une personne érudite et raffinée, mais pas une fanatique. En tant que plus haute magistrate du pays, elle avait tenté de communiquer avec la population à travers de rares interviews. Elle était aussi une fille dévouée qui s’est longtemps occupée de sa vieille maman, précise La Libre.

Elle se considérait avant tout comme une défenderesse des intérêts du pouvoir judiciaire, ce qui la mettait régulièrement en porte-à-faux avec l’opinion publique et le monde politique, qui, à travers des changements législatifs, voulait faire entrer la justice dans le XXIe siècle.

Affaire Agusta-Dassault

Ces tensions entre la politique et la justice vont atteindre un point culminant lorsque Eliane Liekendael fait lever l’immunité parlementaire des ministres Guy Coëme et Willy Claes et les envoie sur les bancs de la Cour de cassation pour corruption dans l’affaire Agusta-Dassault. C’est la juge d’instruction Véronique Ancia, en charge du dossier de l’assassinat d’André Cools, qui révèle la piste de commissions occultes qui auraient entaché le marché des 46 hélicoptères Agusta en 1988.

La Cour de cassation va mobiliser 15 de ses 24 juges, et cela coutera 446.000 euros au ministère de la Justice. Pas moins de 400 journalistes étaient présents au premier jour du procès qui concernait douze prévenus. Parmi eux, il y avait Guy Coëme (PS), ministre de la Défense de 88 à 91, Willy Claes, ancien ministre des Affaires économiques et aussi Guy Spitaels, président du PS au moment des faits.

Eliane Liekendael
Eliane Liekendael© Belga

Éliane Liekendael, alors la procureur générale, soutient que les accusés sont tous coupables, mais requiert des peines modérées, l’absence de réglementation sur le financement des partis au moment des faits étant des circonstances atténuantes. Le 23 décembre 1998, Willy Claes, Guy Coëme, Guy Spitaels, et Serge Dassault écoperont d’une peine de prison allant de 3 à 2 ans, avec 5 ans de sursis. Huit des accusés se verront interdits de fonctions, emplois et offices publics pour 5 ans. La Cour, faute de preuves, n’établira cependant pas la culpabilité du PS.

Sa performance dans ce « procès du siècle  » illustre à la fois sa simplicité et son intransigeance: à ses yeux, les magistrats se doivent de tout faire pour que la loi prime, même si cela entraîne la chute des plus hauts responsables politiques.

Eliane Liekendael, qui résidait dans un home depuis plusieurs années, est décédée le 8 octobre à l’âge de 90 ans.

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