Tine Vandenbon © Jonas Lampens

Discrimination à l’embauche: est-ce le bon moment pour tomber enceinte, chef ?

Michel Vandersmissen
Michel Vandersmissen Journaliste pour Knack

Virée pour avoir tenté d’engager une vendeuse enceinte, Tine Vandenbon parle pour la première fois de son renvoi.  » C’est une héroïne « , s’écrie Liesbet Stevens de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes. Grâce à elle, les victimes de discrimination au travail seront désormais mieux protégées par la loi belge.

Tine Vandenbon, une brugeoise de 35 ans, travaillait pour une entreprise de mode flamande qui compte une centaine d’employés en Belgique et dans plusieurs pays voisins. « Je dirigeais une des boutiques de la marque, avec une équipe de quatorze vendeuses », raconte Tine. Une autre société m’ayant fait une offre séduisante, j’ai travaillé ailleurs pendant quelque temps. Mais par après, quand mes anciens employeurs m’ont demandé de reprendre mon poste, je n’ai pas tardé à accepter : c’était un cadre très plaisant et j’appréciais beaucoup mes collègues. Et comme on souhaitait mon retour, c’est que mes prestations étaient jugées satisfaisantes. »

Tout a changé lors du recrutement d’une nouvelle vendeuse. Parmi les multiples candidatures, Jamina avait aux yeux de Tine le profil idéal. « Elle correspondait parfaitement à nos attentes et distançait de loin les autres candidates. Etant enceinte de trois mois, Jamina l’a signalé spontanément dès l’entretien d’embauche. Rien ne l’obligeait à le dire, et ni elle ni moi n’y voyions le moindre inconvénient. »

Tine a donc écrit à la directrice du personnel pour lui faire part de son intention d’engager Jamina, en l’informant au sujet de sa grossesse. Bien vite, la direction lui a adressé une réponse négative : « Qui sait ce qui peut arriver avec une femme enceinte ? »

« Abasourdie par cette réaction, j’ai tenté de convaincre mes supérieurs de reconsidérer leur position. Une bonne vendeuse, cela ne se trouve pas si facilement. J’ai toujours été d’une loyauté irréprochable, gérant le magasin comme si c’était ma propre affaire. Mais là, je trouvais cela vraiment intolérable. »

En fin de compte, dans l’espoir que la direction se raviserait, Tine a laissé passer près de deux mois avant d’informer la candidate. « A la longue, il était de mon devoir de signifier notre décision à Jamina, et les motifs de celle-ci. Je ne pouvais tout de même pas lui mentir ! »

Sans en rester là, Jamina introduit une plainte pour discrimination auprès de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (IEFH). Une fois la plainte notifiée à l’employeur, la gérante est aussitôt convoquée au siège anversois de l’entreprise pour s’expliquer avec la directrice des ressources humaines. « Instantanément, me voilà devenue la cible d’un tas de soupçons injustifiés : j’aurais été prédisposée à accepter la candidature de Jamina, la connaissant déjà auparavant et lui ayant moi-même suggéré de porter plainte – balivernes, bien sûr ! »

Je me sens pousser des ailes : je sais maintenant que défendre ses droits peut s’avérer payant ! (Tine Vandenbon)

En l’occurrence, la DRH est également une femme. Selon Liesbet Stevens, ce fait rend l’incident encore plus significatif. « Comme en attestent nos enquêtes, le risque de rejet lié à la grossesse est sensiblement plus élevé quand le responsable du personnel est de sexe masculin. » Mais ce critère ne devrait pas du tout entrer en ligne de compte, plaide Tine Vandenbon. « Des règles s’imposent à toutes les entreprises, et sanctionner une femme enceinte n’en fait clairement pas partie. Je continue à me demander si mes patrons agissent ainsi par ignorance ou s’ils appliquent une stratégie délibérée. Quoi qu’il en soit, cet entretien était abominable ! »

Insinuations

C’est là que le harcèlement a commencé : d’abord par de petits détails bien innocents, mais qui tendaient à dénaturer les relations de travail. Puis un changement s’est fait sentir dans l’attitude de ses collègues. Rentrée de vacances aux Canaries, Tine s’est vite aperçue que la direction répandait toutes sortes de critiques à son encontre. « On faisait de moi un monstre, et j’ai fini par craquer ! »

Tine s’est alors tournée vers son syndicat, qui ne pouvait – ou ne voulait – pas prendre sa défense. La situation continuant à se dégrader, elle a finalement été licenciée en plein congé de maladie. Sans mentionner le conflit lié à Jamina, son C4 comportait toute une gamme d’insinuations sans fondement. « Je négligeais soi-disant la propreté du magasin, oubliais régulièrement de brancher le système d’alarme, et ainsi de suite. Le plus curieux, c’est qu’on ne m’avait jamais rien reproché à cet égard, y compris lors de mes entretiens d’évaluation. Et le 1er avril suivant, j’étais mise à la porte. Joli poisson d’avril, en effet ! » Après ces événements, Tine Vandenbon a à son tour déposé plainte auprès de l’IEFH.

Un exemple édifiant

Pour Liesbet Stevens, de l’Institut, Tine Vandenbon a fait preuve d’une bravoure phénoménale. « En Belgique, c’est la première fois que nous pouvons intervenir face à ce genre d’abus. Ce témoignage est exceptionnel à plus d’un titre : non contente de monter au créneau pour défendre une travailleuse au nom de ses convictions morales, Tine n’a pas hésité à prendre le risque de subir elle-même un préjudice. C’est magnifique ! Son acte nous contraint en outre à porter l’affaire devant les juges, seul moyen d’éviter des cas aussi inadmissibles à l’avenir.

Tine Vandenbon
Tine Vandenbon© Jonas Lampens

Le tribunal du travail a rendu son verdict : la candidate Jamina a bel et bien été victime de discrimination en raison de sa grossesse. L’entreprise fautive est condamnée à lui verser six mois de salaire à titre de dommages et intérêts. En outre, le tribunal a décidé de renvoyer le cas de Tine Vandenbon devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).

L’arrêt de la CJUE est tombé à la veille de ces vacances d’été : la Cour estime que les témoins ayant dénoncé une discrimination fondée sur le sexe subie par un autre travailleur (à l’exemple de Tine) sont insuffisamment protégés par la législation. La Belgique est dès lors tenue d’adapter sa loi anti-discrimination de 2007. Les conditions visant la reconnaissance et la protection de la personne qui témoigne en faveur d’un travailleur victime de discrimination sont excessivement strictes en Belgique, bien plus que dans les Etats membres voisins. Ainsi, la protection ne devient effective qu’après la signification de la plainte déposée à l’entreprise concernée au moyen d’un document daté et signé. C’est bien trop tard. A un tel stade, les entreprises sont généralement déjà au courant du problème depuis un certain temps.

Prouver un cas de discrimination : une gajeure !

La discrimination au travail demeure très compliqué à établir, explique Stevens, et encore plus quand elle est motivée par la grossesse d’une travailleuse. « Au moment où elle postulent, la plupart des victimes ignorent même qu’elles le sont. Un employeur peut invoquer de multiples raisons pour justifier qu’un candidat n’ait pas été sélectionné pour occuper le poste vacant ».

Face à une telle difficulté, Stevens insiste sur la nécessité cruciale que les collègues qui sont en mesure de témoigner ou de soutenir la victime sur le plan émotionnel bénéficient eux aussi d’une protection suffisante. « C’est la seule façon de résoudre ce type de problème. Nous connaissons de nombreux cas où les collègues d’une victime s’abstiennent de témoigner à cause des risques qu’ils encourent. »

Si la législation belge doit être modifiée, l’objectif ultime réside selon Liesbet dans un changement de mentalité dans le monde de l’entreprise : « Dans notre société, la grossesse reste visiblement perçue comme un fardeau pour les employeurs. A l’instar de certains d’entre eux, de nombreux salariés sont également rangés à cette même idée, que l’on retrouve aussi parfois dans le chef des travailleuses qui se sentent elles-mêmes coupables d’être enceintes. Au cours d’une réunion, j’ai été frappée par les propos d’une femme à cet égard : « Actuellement, on n’est pas loin de devoir obtenir l’assentiment de son employeur avant de songer à tomber enceinte ». C’est le monde à l’envers ! »

Enormément d’employées craignent la réaction de leur hiérarchie, estime Liesbet. « Plus grave encore, poursuit-elle : comme le démontrent nos recherches, nombre de femmes enceintes ne songent même plus à solliciter un job, persuadées qu’elles n’ont presque aucune chance de l’obtenir. D’autres n’hésitent pas à reporter sciemment leur grossesse parce qu’elles visent une promotion. »

« La grossesse n’a rien d’un mauvais coup du sort, c’est juste un élément à intégrer dans la gestion de vos ressources humaines » (Liesbet Stevens, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes)

Tout en n’ayant aucune obligation légale de mentionner leur état en postulant pour un emploi, il semble que beaucoup de femmes annoncent leur grossesse en toute franchise. « C’est une façon de se montrer loyales envers leur futur employeur potentiel. Nous-mêmes recommandons plutôt aux femmes de ne rien dire avant que leur contrat ne soit signé. La loi interdit d’ailleurs aux recruteurs de poser cette question à l’entretien d’embauche. Et s’ils le font malgré tout, on est légalement libre de répondre par un mensonge. »

Taux d’emploi

Dans sa note de départ, le formateur du gouvernement flamand Bart De Wever (N-VA) stipule que la Flandre doit viser un taux d’emploi de 80 pour cent. Liesbet Stevens est bien d’accord sur ce point. « Mais pour ce faire, les employeurs doivent faire en sorte que les jeunes travailleuses et travailleurs puissent concilier carrière et vie de famille. Dans cette optique, la grossesse ne devrait pas être conçue comme un écueil imprévisible, mais intégrée dans la gestion des ressources humaines, notamment en fixant avec chaque employée enceinte comment répartir ses fonctions entre ses collègues, quitte à envisager un remplacement temporaire. Cela n’a rien d’impossible, même dans les petites entreprises. Et c’est un plus pour la fidélité des employés. »

Liesbet Stevens
Liesbet Stevens© Jonas Lampens

L’idée d’étendre le congé de paternité va dans le même sens, poursuit Stevens : « Les joies et les contraintes de la parenté seraient dès lors plus équilibrées ». Au stade actuel, l’Institut constate que les bénéficiaires de cette formule rapportent les difficultés qui en découlent dans leur parcours professionnel. « Sur la base de l’arrêt de la CJUE », réagit Wouter Beke (CD&V), ministre fédéral de l’Emploi et de l’Egalité des chances, « nous sommes en train d’examiner les modifications à apporter à la législation pour renforcer la protection des témoins en cas de plainte pour discrimination. Mes services s’emploient à cette tâche en étroite collaboration avec le centre pour l’égalité des chances Unia, l’IEFH et le Service public fédéral Justice. »

« Voka s’oppose à toute forme de discrimination, notamment à l’encontre des travailleuses enceintes », a déclaré Kasper Demol, porte-parole de l’union des entreprises flamandes. « Ces dernières années, nous n’avons pas hésité à engager des femmes qui ont signalé leur grossesse dès le processus de recrutement. Les qualités de la candidate sont le critère prépondérant. »

Une place en enfer

« Il y a une place spéciale en enfer pour les femmes qui ne s’entraident pas », a dit un jour Madeleine Albright, la première femme promue au poste de secrétaire d’Etat dans le gouvernement américain. Ce n’est certes pas ce qui attend Tine Vandenbon qui, malgré son renvoi, n’a jamais remis sa décision en cause. « Je me suis même senti pousser des ailes : je suis en train de monter ma propre affaire et j’ai appris que défendre ses droits peut s’avérer payant. J’espère que les femmes victimes de discrimination ou d’un traitement inéquitable souffriront désormais moins longtemps en silence. »

La pointe de l’iceberg

Les résultats de l’enquête menée en 2017 par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes révèle que trois quarts des travailleuses belges ont été confrontées à l’une ou l’autre forme de traitement inadéquat ou de discrimination lorsqu’elles étaient enceinte.

Sachant que 120 000 enfants naissent chaque année en Belgique, cela veut dire que des dizaines de milliers de femmes sont victimes de l’une ou l’autre forme de traitement inégal lié à leur grossesse, ce qui est inadmissible. Si toutes n’ont pas perdu leur travail, beaucoup disent avoir expérimenté certains problèmes à cette occasion », assure Liesbet Stevens de l’IEFH.

22 pour cent des travailleuses enceintes font état de discriminations directes du fait de la direction (licenciement, promotion refusée) et 69 pour cent de discriminations indirectes (harcèlement). En comparaison avec l’enquête réalisée dix ans auparavant, on s’attendait logiquement à une diminution du nombre de signalements sur cette décennie. Or, ce n’est pas du tout le cas – fait d’autant plus surprenant à l’heure du mouvement #MeToo.

En dépit des centaines de dossiers enregistrés annuellement par l’Institut, ce n’est clairement que la pointe de l’iceberg. Bien des victimes s’abstiennent de porter plainte ou ignorent simplement leurs droits, comme on le constatait il y a deux ans. L’enquête était alors couplée avec la campagne de sensibilisation baptisée « Maman reste à bord » qui avait pour slogan : « Nous sommes heureux de vous annoncer la naissance d’Emma. Au boulot, ils le sont moins ». Au cours de cette campagne et dans les mois suivants, le nombre de signalements liés à la grossesse a carrément doublé. « Notre campagne a donc visiblement aidé les femmes à prendre conscience de leurs droits. »

Les hommes paraissent plus enclins à faire valoir les leurs. « Les plaintes qu’ils introduisent sont bien souvent d’une toute autre nature. Certains se plaignent de ne pas pouvoir participer à une Ladies Night, d’autres de payer plus que les femmes l’entrée des discothèques », constate Liesbet Stevens. « Cela relève aussi d’une forme de discrimination, mais d’une portée beaucoup moins grave, tout de même, que de se voir refuser un emploi pour le simple fait d’être enceinte ou licencier pour avoir soutenu une victime de discrimination. Pour ce qui est de mieux défendre leurs droits, les femmes pourraient prendre exemple sur les hommes. »

Bonnes pratiques

Tous les employeurs et toutes les entreprises ne sont bien sûr pas aussi promptes à exercer ce type de discrimination envers les femmes enceintes. Diverses approches représentatives en la matière sont illustrées sur le site de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes.

BNP Paribas Fortis publie en interne des brochures à l’intention des futurs pères et mères, avec entre autres des conseils pour bien équilibrer vie familiale et développement professionnel. Elle organise aussi des « Back to professional life lunches » : à l’issue du congé de maternité, les jeunes mamans sont invitées à déjeuner ensemble pour échanger leurs expériences bonnes ou moins bonnes sur la conciliation entre le travail et la maternité.

Deloitte a mis en place un système de pre- & post-maternity counseling : un membre senior de l’entreprise est affecté comme coach à chaque jeune parent, notamment pour l’aider à structurer efficacement sa (nouvelle) position entre le travail et la famille.

Lampiris tient à ce que les femmes enceintes et les nouvelles mamans puissent travailler dans un cadre adapté à leur confort. Des places de parking sont réservées aux femmes enceintes, la société participe aux frais de garde d’enfants, offre l’opportunité de passer la fin de la grossesse chez soi grâce au télétravail et organise des stages de vacances pour les enfants de 4 à 12 ans.

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