Felix Rameau

Discours de rentrée

Chers élèves, à nouveau, vous me faites face, assis sur ces chaises que vous trouvez inconfortables, auxquelles vous vous habituerez bien assez tôt, comme le pied finit par s’accoutumer à des chaussures trop étroites.

Pour moi, ce sont les jambes qui vont souffrir. Une semaine ou deux. Ensuite, notre corps se sera adapté au rôle que nous lui imposons. Le corps se plie à beaucoup de choses, et il ne se plaint pas longtemps. On a l’habitude de dire que le corps est docile, que seul l’esprit reste libre. On a bien tort.

À nouveau, on vous a placé des dés en main. Et on vous a dit de les lancer. Et vous allez avancer dans cette année, évitant avec plus ou moins de succès les pièges du jeu. Votre unique but : en sortir, « finir » le jeu, comme on dit. Vous êtes comme les enfants d’un vieux film coincés dans une partie dont on ne sait plus si elle est gratuite ou vitale. Le jeu est-il vital ? C’est toute la question. Pourquoi dois-je lancer les dés ? Qu’y a-t-il à la fin de la partie ? Comment réussir le jeu ?

Ces questions ne dureront pas. L’année va s’amorcer. Je me présenterai, ainsi que mes objectifs, et à mesure que ceux-ci deviendront clairs, ils passeront pour des absolus, à mes yeux comme aux vôtres. Je vous dirai que, pour réussir, il faut faire ceci et puis cela, alors il sera évident qu’il faut réussir. Nous avancerons, pour diverses raisons dont la plus évidente est l’habitude. A l’occasion, nous nous ferons un peu souffrir, nous nous aimerons beaucoup à cause de tout cela. Et nous clôturerons par un bilan plus ou moins mitigé. Jusqu’à la rentrée prochaine.

Une fois ou deux seulement, dans le courant de l’année, vous me verrez en arrêt complet devant la fenêtre. Et c’est lorsque le soleil brillera. Le soleil attrape toujours mon regard. Et je ne m’écouterai plus. Et je ne vous écouterai plus. J’écouterai mes gènes, la mémoire de mes gènes. Je serai plongé dans un ailleurs qu’un autre moi-même a vécu, avant. Je serai dans la forêt, accroupi sur mes talons, dans une position confortable et naturelle, que l’Occidental que je suis ne supporterait pas plus de dix minutes. Je trierai des bogues au milieu des feuilles mortes et de l’air froid. Je les ouvrirai avec les dents. J’y découvrirai des faînes. L’énergie du fruit compensera juste le travail, auquel je passerai la journée, hormis quelques moments de rêverie, où mon regard sera attiré par la lumière qui danse avec le vent dans les frondaisons. Alors j’imaginerai un autre moi-même, au chaud et repu, en train de dire ses histoires devant un public attentif.

Et le voici, face à vous, à nouveau, dans un local de classe, prêt à vous guider dans le jeu, pas toujours certain d’en comprendre les enjeux. Pourquoi je nous oblige à être à l’heure, à compléter le journal de classe, à évaluer votre travail avec la précaution d’une grille critériée. Quel est le lien possible entre un primate qui glane ses calories dans la futaie et cette mascarade ? Car c’est de cela qu’il s’agit, ma chemise, mes horaires, les élèves qui se lèvent, le silence et le bruit : mascarade, ou rite, si vous préférez, spectacle, jeu. Rien d’important. Du superflu, en somme, comme une sandale.

Notre histoire est une sandale[1] : elle nous sépare du sol. Nous désirons plus de confort. Nous créons des outils, des techniques, la technologie. Nous apprenons de nos erreurs, nous nous organisons. Nous parlons, nous essayons de convaincre les autres. Nous apprenons une infinité de petites choses essentielles, et ça s’appelle la culture, et ce mot, avec son double sens, on le trouve vraiment beau. Et bientôt, nous sommes réduits à des corps entassés dans un local de classe, séparés de notre objet d’étude et d’amour premier par une vitre sans tain.

Bien sûr la logique se comprend : une telle culture ne se conçoit pas sans rigueur, sans patience non plus, sans outil de travail comme une feuille et un stylo, ce qui impose certaines contraintes ; cette culture demande donc des efforts. Et tout le monde a le droit de l’acquérir. Et pour jouir de ce droit, il est nécessaire d’être libéré d’autres obligations. Ce que permet l’obligation scolaire. Voilà pourquoi vous êtes ici, face à moi, dans ce local tout de parpaing et de tube néon. Voilà pourquoi nous n’en sommes plus à danser une histoire avec le feu, lorsque nous sommes fatigués de glaner des fruits secs sur le sol trop bas. On peut toujours comprendre la logique derrière l’Histoire, mais il faut parfois savoir arrêter l’Histoire quand elle se trompe de direction.

Où en sommes-nous ? Au point où l’écolier n’attend pas de contenu de la part de l’école, mais d’être préparé, entraîné à des épreuves qui décideront de sa compétence. S’il est enfin déclaré compétent, il pourra s’enfuir et les choses sérieuses de commencer. Aujourd’hui, à ce qu’il paraît, l’école a cessé d’être un plus pour l’humanité, c’est un passage forcé. On ne veut plus vous cultiver. On veut vous rendre compétents. Si vous êtes compétents, vous réussissez. Si vous ratez… Et si l’on ne rentre pas dans le cadre, dans les semelles de l’éducation nationale, ça rentre au chausse-pied (cours particuliers) ou on réessaie après un petit coup de rabot (redoublement). Il y a bien longtemps, un héros mystérieux, futur roi d’Athènes, était venu tuer le monstre de brigand qui écartelait les petits et sciait les grands. On attend avec impatience son retour pour terrasser le monstre à deux têtes engendré par notre histoire scolaire.

À l’origine, l’école, c’est du supplément. L’étymologie du mot « écolier » ne s’y trompe pas, qui renvoie au grec ancien « skholè », signifiant « temps libre ». L’école devrait être un moment de temps libre : on se libère des obligations de la terre pour cultiver notre regard, notre aptitude à comprendre et à construire. L’école est mise en suspens du temps ordinaire pour se consacrer à l’extraordinaire, exactement comme un jeu.

« Aborder les chemins de la connaissance comme des jeux qu’il ne faut pas prendre trop au sérieux est la garantie la plus sure du sérieux de la connaissance[2]. » Hélas, beaucoup de gens trop sérieux ont entrepris de réformer l’école. Ainsi, avec le temps, ce loisir est-il devenu un labeur comme un autre. Pire, un labeur tel qu’il prive l’étudiant du temps nécessaire à tout autre travail, comme celui de la terre ou du corps, comme l’artisanat, les jeux de l’imaginaire ou la compétition sportive.

Vous avez bien peu de clés en main pour résoudre cette impasse, mais souvenez-vous toujours que vous avez les dés ! Il vous appartient de faire de votre année scolaire un jeu. Que voulez-vous cette année ? Vous voulez réussir votre année ? Vous voulez un diplôme ? Vous voyez où ça mène : Je suis chaque année de retour sur les bancs de l’école. Je peux vous dire que je suis heureux d’avoir trouvé une autre motivation qu’un bout de papier[3].

Alors faut-il jouer le jeu ? Oui, car la vie est une succession de jeux, mais il faut être capable de relativiser l’enjeu. Il faut être conscient que le jeu en est un. Il faut le réussir, car c’est une norme de la société qui est la nôtre, mais il faut surtout y prendre plaisir. L’un et l’autre vont souvent de pair.

Ainsi, je préfère voir la culture comme un but plutôt que comme un moyen. L’évaluation comme un moyen plutôt que comme un but. Vous devez grandir et donc connaître plus. La réussite des échéances est un moyen. Trop souvent, vous me demanderez si ce que je vous demande est formatif ou certificatif, si on peut « reporter », si c’est pour l’examen. Vous aurez raison, car c’est la mentalité qui vous a été inculquée par l’école elle-même, avec ses documents administratifs aux acronymes mystérieux. Et si vous changiez de regard ?

« Il y a, somme toute, deux sortes de jeux. Les uns peuvent être dits finis, les autres infinis. Un jeu fini se joue pour gagner, un jeu fini pour continuer à jouer. … Un joueur du fini n’est pas seulement entraîné à anticiper toute éventualité, mais aussi à contrôler l’avenir pour le prévenir d’altérer le passé. Tel est le sérieux du joueur du fini, avec sa peur d’une conséquence imprévisible. Les joueurs de l’infini, eux, continuent de jouer dans l’espoir d’être surpris. S’il n’y a plus de possibilité de surprise, le jeu cesse. … Etre préparé contre la surprise, c’est être entraîné. Etre préparé pour la surprise, c’est être éduqué. L’éducation découvre dans le passé une richesse qui ne cesse de grandir, parce qu’elle y voit du non-terminé. L’entraînement considère le passé comme terminé et le futur comme à terminer. L’éducation conduit à une incessante découverte de soi ; l’entraînement, à une définition dernière de soir. L’entraînement répète dans l’avenir un passé achevé. L’éducation continue dans l’avenir un passé inachevé[4]. »

Je vous souhaite d’être surpris, de vous laisser surprendre, de ne pas rentrer dans le jeu des compétences à acquérir une fois pour toutes, d’être curieux, d’être des joueurs de jeux infinis.

[1] Erri de Luca, Trois chevaux.

[2] Henri Atlan, À tort et à raison.

[3] »Qu’il aille faire ses devoirs. L’enfant a fait ses devoirs. Il est maintenant un homme. N’est-ce pas cela qui compte ? Il faut bien croire que non, puisque faire ses devoirs et accepter d’être un homme conduit seulement à être vieux. » Albert Camus, L’envers et l’endroit.

[4] James P. Carse, Jeux finis, jeux infinis. Le pari métaphysique du joueur.

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