Avant de monter dans les rames du tram Sclessin-Coronmeuse, il faudra encore être patient... © CAF-URBOS

Deux ans de retard pour le tram à Liège: retour sur un feuilleton ardent

Il devrait rouler en 2024, plus de 18 ans après sa première évocation. Le tram liégeois est une histoire pleine de rebondissements, retards et procédures financières. Récit de ses sinuosités.

Qui dit grands travaux pense forêt de grues et de tractopelles évoluant dans un environnement brut, bruyant et poussiéreux. Lorsqu’on les découvre, on ne sait pas toujours quelle en sera l’issue. On se réveille un matin et le trottoir est remplacé par un trou béant dans lequel quelques paires de mains s’affairent, on ne sait trop pourquoi. Tout au plus un petit panneau précise quelle entreprise s’invite dans notre quotidien. A Liège, c’est différent. Tout le monde sait ce qu’il se passe, pourquoi il y a des brèches partout, des déviations, des retards, des gros titres, des trémies qu’on bouche. Ça râle, ça spécule sur la fin des travaux, ça se réjouit. Une chose est sûre, le tram est un sujet ardent, une pièce en trois actes.

Acte un la décision

Tout commence en 2007, par un constat. Une saturation. L’espace urbain se rétrécit et ne peut plus accueillir les automobilistes, toujours plus nombreux. L’offre du réseau TEC arrive à un point de bascule. Congestion. Des changements s’imposent. L’idée d’un tram comme avenir de la mobilité à Liège se précise. On y pense à l’échelon communal, à l’arrondissement puis à la Région. Ce serait renouer avec le passé, aussi: des tramways liégeois ont circulé entre 1871 et 1967, tractés au début par des chevaux puis mus par des lignes électriques. Sans compter le projet de métro, en 1986, censé relier Herstal à Seraing, abandonné après le démarrage des travaux.

Les acteurs entrent en scène les uns après les autres. En 2008, le gouvernement wallon Demotte I et le ministre de la mobilité André Antoine (CDH) annoncent leur décision de développer le projet. Une année passe. Confirmation par le gouvernement suivant, Demotte II, et le ministre Philippe Henry (Ecolo). Début des travaux estimé trois ans plus tard pour une mise en service prévue en 2017, année où Liège pourrait accueillir l’Exposition internationale. On anticipera ici la suite de l’histoire. Non, l’exposition n’aura pas lieu à Liège et non, le tram ne sera pas en circulation en 2017. Il faudra se rendre à Astana, au Kazakhstan, pour la voir. Une ville qui possède sa propre «tram saga». Fin de la parenthèse.

Où passe le tram, on refait les trottoirs, les espaces urbains et les places publiques. Une multitude d’acteurs s’entremêlent, et le temps file.
Où passe le tram, on refait les trottoirs, les espaces urbains et les places publiques. Une multitude d’acteurs s’entremêlent, et le temps file. © belga image

Retour en 2009, qui marque l’instant de la décision et son opérationnalisation. Il faut réfléchir au mode d’exécution des ambitions de mobilité. Face à l’endettement de la Région, aux difficultés à assumer seule le coût faramineux de ces grands travaux, il s’agit de trouver une solution et de respecter les réglementations européennes en matière de dette publique. On passera par un partenariat public-privé (PPP). Nouvel arc narratif. Les pouvoirs publics transfèrent au secteur privé le financement et les risques de la construction. Le constructeur finance et réalise. Quand la ligne est opérationnelle, les pouvoirs publics le remboursent sous la forme d’une redevance annuelle pendant 31 ans. Cette dernière comprend les investissements et la maintenance du réseau de tram: 32 millions d’euros par an au lieu de 480 millions en une seule échéance. Voilà pour la technique financière.

S’enclenche alors, après 2009, la lente marche des procédures. Accords sur les tracés, marchés publics européens, problèmes de législation. Dix ans durant lesquels le projet vit les tragédies quotidiennes de l’administration, de la comptabilité et de la politique belge.

Acte deux les procédures intranquilles

De la décision politique à la première pelleteuse dans les rues de Liège, dix ans s’écouleront. Pas une décennie de silence, plutôt l’espace du temps long des procédures. La Société régionale wallonne du transport (SRWT), associée depuis aux cinq sociétés d’exploitation du TEC pour former l’Opérateur de transport de Wallonie (OTW), débute les démarches du partenariat public-privé.

Entre-temps, le gouvernement wallon s’entend sur un accord politique définitif. Le tracé est arrêté. Les rames relieront Sclessin à Coronmeuse, il y aura 23 stations, soit une tous les 450 mètres dans le centre-ville, dont neuf pôles de connexion avec le bus (parmi lesquelles trois avec le train). En 2012, les enquêtes publiques sont lancées. Les incidences environnementales du projet, ses impacts et ses bénéfices sont analysés. La population est consultée ; elle est invitée à poser des questions et à formuler des propositions. Il s’avère que le projet n’aura que très peu d’incidence sur l’environnement et pourrait améliorer la qualité de l’air de la ville, ainsi que son paysage urbain.

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Se dessine alors la structure d’un permis unique. Avec des allers-retours administratifs. Négociations, modifications, adaptations. Ce qui prend presque une année. Enfin le premier marché public est ouvert. Le récit nous transporte en 2014, moment charnière du projet. La Région wallonne délivre le permis et le vainqueur du marché public est connu: MobiLiège. Il regroupe les entreprises Alstom et BAM. Tout semble sur les rails, on entend quasi déjà les marteaux-piqueurs. C’est sans compter la réglementation comptable européenne…

Quelques mois après l’attribution du marché public à MobiLiège, l’Office statistique de l’Union européenne, Eurostat, qui contrôle les normes comptables, rend un avis négatif sur le montage financier. En cause? Une évolution de la réglementation européenne et la publication, le 21 mai 2013, du règlement n°549/2013 comprenant le «SEC 2010». Soit de nouvelles règles, plus strictes, édictées à la suite de la crise financière grecque. Eurostat vérifie, ainsi, si les Etats ne sont pas en train de construire d’habiles montages financiers pour éviter d’assumer directement les investissements publics et rester à un seuil de dette de 60% du PIB, comme prévu par le traité de Maastricht. Ou pour maquiller leur impossibilité à financer certaines dépenses publiques.

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Parmi les éléments ne permettant pas au PPP d’être validé, la version courte retiendra la présence de la banque Belfius dans les actionnaires de MobiLiège. Celle-ci appartenant, d’une certaine manière, à l’Etat belge, il y a incompatibilité. Résultat des courses, malgré la modification et l’évolution du PPP, l’agence européenne invalide à trois reprises le projet de MobiLiège en mars 2015, juillet 2015 et décembre 2015.

Ce qui nous amène au climax de la tragédie du tram. Le ministre en charge de la Mobilité, Carlo Di Antonio (CDH), sous le gouvernement Magnette, doit prendre une décision. Abandonner le projet? Le modifier? Comment le refaçonner pour prouver que sa construction repose bien sur les partenaires privés? La solution au problème: faire machine arrière.

Tram de Liège, acte trois: un projet sur les rails

Pour relancer une histoire qui tourne en rond et conserver l’attention des spectacteurs, introduire de nouveaux personnages est souvent très efficace. Le premier PPP est annulé et un second round est organisé. Ce n’est pas la version 2.0 de MobiLiège qui est choisie, en 2018, mais le consortium Tram’Ardent. Sa principale qualité: promettre de travailler vite et bien, avec de très courts délais (trois ans et demi). Le groupe espagnol CAF et l’entreprise belge Colas construiront donc le tram à Liège. Eurostat valide, tout le monde applaudit. L’Opérateur de transport de Wallonie et Tram’Ardent signent le contrat le 31 janvier 2019. Les travaux commencent en juin de la même année.

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L’histoire pourrait se terminer là. C’est sans compter sur quelques rebondissements d’ampleur, latents en coulisses. Pendant ce temps, Liège est transpercée de part en part. Le plan de construction du tram et de ses 11,7 kilomètres ne prévoit pas, en effet, qu’une simple adaptation de la voirie. En installant le tram, c’est l’ensemble de l’espace urbain qui sera rénové. On ouvre les routes pour aménager les égouts, sécuriser les conduites et la tuyauterie de la Cité ardente. Où passe le tram, on refait les trottoirs, les espaces urbains et les places publiques. Une multitude d’acteurs s’entremêlent, et quand une décision doit être prise, il faut du temps. Tout cela occasionne des retards, qui s’accumulent. Il y a les festivités, aussi. La Foire de Liège, le marché de Noël. Puisque geler la ville n’est pas une option, lui laisser des espaces pour s’organiser est essentiel.

Ce qui nous mène aux années 2020 et 2021. Pour rompre avec l’optimisme ambiant, rien de tel qu’une pandémie mondiale. Les masques buccaux, la distanciation sociale, les confinements font leur apparition. Les chantiers du tram, eux, s’arrêtent, ralentissent et doivent s’adapter. Jusqu’aux inondations de l’été 2021. L’impact sera minime sur les chantiers eux-mêmes mais un grand nombre d’acteurs impétrants de la construction ou des rénovations des structures urbaines s’en vont aider les sinistrés. Encore du retard. La décision est prise de jouer les prolongations. Nouvelle échéance assurée par Tram’Ardent: avril 2024. Plus du tout le deuxième semestre 2022…

Pour la fin de la représentation et les applaudissements, on attendra encore peu.

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