Aucune arme provenant du conflit russo-ukrainien n’aurait encore été utilisée lors des récentes fusillades à Bruxelles (ci-contre, fusillade à Clémenceau le 5 février 2025). © RTBF (?)

«Depuis le début de la guerre, il n’y a jamais eu autant d’armes disponibles à Bruxelles»: pistolets et fusils ukrainiens inondent-ils la Belgique? (factcheck)

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Leur quantité fournie à l’Ukraine est phénoménale et augmente le risque de trafic avec les criminels d’Europe et de Belgique.

Une source policière à Molenbeek, un habitué des courses-poursuites avec des trafiquants de drogue, l’affirme: «Depuis le début de la guerre en Ukraine, il n’y a jamais eu autant d’armes à feu disponibles à Bruxelles. Elles arrivent par cars entiers.» Mi-août, lors d’une conférence de presse dans le cadre des fusillades quasi quotidiennes dans la capitale, le procureur du roi Julien Moinil avait expliqué que le flux d’armes est très important à Bruxelles et que celles-ci viennent d’ailleurs. D’Ukraine? Des armes de poing et des fusils d’assaut du conflit russo-ukrainien font-ils déjà l’objet d’un trafic en Europe et en particulier chez nous? Interrogé, le parquet de Bruxelles affirme en tout cas qu’à ce jour, «aucune arme provenant de ce terrain de guerre n’a, à sa connaissance, été utilisée lors des récentes fusillades dans les rues de la capitale».

Depuis 2023, voire 2022, la crainte est grande de voir déferler dans nos pays des stocks de fusils, de pistolets-mitrailleurs ou même de grenades censés être utilisés lors des affrontements entre les armées ukrainienne et russe. Des organisations comme le Grip (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité) ou l’Institut Flamand pour la Paix (IFP), en Belgique, ont déjà averti à maintes reprises: on risque de reproduire, même à plus grande échelle, ce qui s’est passé après la guerre des Balkans, lorsque les filières de trafic d’armes ont inondé le marché criminel de Zastava, d’Uzi ou de Skorpion, pour ne citer que les arsenaux les plus emblématique de ce conflit-là. Et dans ce cadre, la Belgique a été et reste un pays de transit et de destination plutôt prisé par ce trafic.

«Pour le moment, il n’y a pas encore d’indication de l’existence d’un trafic d’armes provenant d’Ukraine en Belgique ou aux Pays-Bas», confirme Nils Duquet de l’IFP, qui suit un réseau de veille sur le sujet, notamment avec Europol. L’Agence européenne de police criminelle surveille de près, avec des autorités policières nationales comme celles de la Pologne voisine de l’Ukraine, les éventuels trafics.

L’ONG suisse GI-TOC (Global Initiative Against Transnational Organized Crime) analyse elle aussi, de manière très proactive et directement sur le territoire ukrainien, les flux d’armes illégales. Le danger vient moins des militaires, qui ont cruellement besoin d’armement en tout genre, que des civils auxquels les autorités ukrainiennes ont permis de distribuer –sans contrôle dans les premiers temps– un nombre important d’armes, dès le début de l’invasion russe.

En effet, dès mars 2022, l’Ukraine a adopté une loi autorisant tout citoyen à utiliser des armes à feu contre l’ennemi pour protéger son village ou son quartier. Des centaines de milliers de fusils d’assaut ou de pistolets ont ainsi été dispersés à travers le pays, sans garantie qu’elles ne puissent tomber dans les mains de groupes criminels. Avant la guerre et depuis la fin de l’ère soviétique, l’Ukraine était connue pour être une plaque tournante du trafic mondial d’armes à feu vers le reste de l’Europe et l’Asie. «La circulation d’armes illégales y a fortement augmenté depuis l’invasion, bien plus qu’avant, analyse Nils Duquet. Toutefois, actuellement, la demande d’armes à l’intérieur du pays reste importante et donc les prix pratiqués sont élevés. Il n’est donc pas encore bénéfique de faire du trafic hors Ukraine.»

Envois chaotiques

Le suivi des armes, notamment celles qui ont été fournies par les pays européens et les Etats-Unis, est un défi de taille pour l’Ukraine. En juillet 2023, le pays a créé un registre national. «Une avancée positive, selon GI-TOC, mais encore insuffisante dans un pays où l’utilisation des armes à feu est régie par un simple arrêté ministériel.» Cette année, Kiev a adopté une loi permettant aux citoyens qui ont obtenu des armes illégales durant les premiers mois du conflit de les garder, mais avec l’obligation de les enregistrer. Il s’agit d’une autre avancée positive. Mais ces initiatives sont tardives, surtout au vu de la quantité phénoménale d’équipements fournis par les pays alliés de l’Ukraine, parfois de manière chaotique d’ailleurs. «Dans la précipitation du début des hostilités, on a livré beaucoup de matériel à l’Ukraine sans prendre en compte la question de la traçabilité et du reporting, commente Yannick Quéau, directeur du Grip. Des précautions essentielles ont même été levées, comme le relevé des numéros de série des armes livrées.» Précisons que ce n’est pas le cas de celles de la FN Herstal envoyées par la Belgique.

L’ONG GI-TOC relève que les Américains eux-mêmes ont admis ne pas avoir réussi à retracer des armes entre 2023 et 2024 pour un montant de plus d’un milliard de dollars. Ils ont cependant soutenu qu’il n’y avait «aucune preuve crédible de détournement illicite, depuis l’Ukraine, d’armes conventionnelles fournies par eux». «Suite à ce démarrage amateur, les Américains ont vite mis la pression sur Kiev pour s’assurer de la mise en place d’une chambre de traçabilité et de reporting, relève Yannick Quéau. Il faut dire que cela concerne, entre autres, des systèmes de missiles antiaériens portatifs comme les Stinger. Imaginez qu’un tel arsenal soit détourné par un groupe terroriste… L’administration Biden a tout de même dû faire du tordage de bras à l’Ukraine pour y parvenir.» L’Europe, elle, s’est contentée d’accompagner la pression américaine, sans atteindre le même niveau d’exigence. Et la Belgique, dans son coin, s’est appuyée sur l’Europe.

Quoiqu’il en soit, fin 2023, le nombre d’armes perdues ou volées en Ukraine, principalement dans l’est du pays, approchait les 600.000. Il s’agit d’un décompte officiel. Toutes les pertes ou vols n’ont certainement pas été signalés. L’inquiétude concernant les armes disparues concerne aussi le matériel russe abandonné ou trouvé sur les soldats de Moscou tués en Ukraine. En 2023, ces «trophées» saisis sur le champ de bataille étaient principalement des armes légères (kalachnikovs) et des grenades revendues de manière ponctuelle au marché noir. Mais, l’année dernière, des armes bien plus lourdes ont été saisies par les forces de l’ordre ukrainiennes chez des militaires, dont un canon antiaérien ZU-23. GI-TOC estime que les risques de détournements par des militaires existent même si cela se limite à des unités spécifiques comme la Légion internationale.

Désinformation russe

Pour l’heure, il s’agit donc de trafics opportunistes de faible ou moyenne ampleur, davantage que de gros trafics criminels organisés. Il ne faut pas pour autant les minimiser. Pour faire sortir des armes en contrebande, des coursiers discrets sont utilisés, comme des chauffeurs de taxi qui passent plusieurs fois par jour des checkpoints et sont rarement contrôlés. Le système postal est également prisé. Des colis contenant des grenades ont ainsi été interceptés. Internet semble aussi faciliter la circulation des armes à l’intérieur du pays. En revanche, les allégations selon lesquelles le dark web servirait de vitrine aux armes occidentales volées, depuis les premiers jours de guerre,  se sont révélées fausses. C’était, en réalité, une manœuvre de désinformation de la part de la Russie qui veut faire croire à un grand détournement dans le but de provoquer une interruption des livraisons d’armes à l’Ukraine.

«Le trafic de drogue demeure plus intéressant et moins hasardeux que le trafic d’armes.»

Actuellement, la Belgique, les Pays-Bas ou la France ne sont donc pas inondés d’armes provenant du conflit russo-ukrainien. Les kalachnikovs qu’on trouve en Belgique sont encore presque toutes d’origine yougoslave. Ce sont des Zastava (du nom de la firme yougoslave qui les produisait), soit des dérivés de la kalachnikov qui ne sont pas utilisés par l’armée russe ni par les Ukrainiens. Les Balkans restent le premier fournisseur de nos criminels. Mais l’âge avancé de cet arsenal commence à affecter leurs performances et leur attractivité. Il est significatif que le prix des pistolets-mitrailleurs Uzi ou Skorpion, considérés comme très anciens, ont considérablement diminué sur le marché noir, ces dernières années. Selon une source de GI-TOC, on en trouve désormais en déboursant entre 1.500 et 2.000 euros.

Cette érosion progressive de l’offre dans les Balkans pourrait annoncer une ouverture sur le marché européen pour les armes d’Ukraine. D’autant que les prix à l’intérieur du pays ont commencé à diminuer. Ceux-ci restent toutefois encore plus élevés que ceux des Balkans. Malgré la corruption, le risque de trafic y est également très grand, alors que la guerre bat toujours son plein et que le besoin en armes et en munitions reste énorme. Les autorités ukrainiennes ont fait désormais du contrôle des armes une priorité majeure. Les peines de prison prévues en cas de vol sont sévères. Le trafic de drogue demeure plus intéressant et moins hasardeux que le trafic d’armes. Mais cela pourrait changer à la faveur d’un cessez-le-feu, dès que les canons se tairont. Les filières criminelles ukrainiennes existent toujours. Certaines se sont déplacées en Serbie ou en Turquie et n’attendent que le moment opportun, lorsque le territoire sera moins surveillé, pour relancer leur business, avec un arsenal potentiel gigantesque dont on pourrait bien retrouver une partie en Belgique, connue pour être un marché très perméable…

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