© GETTY IMAGES

Dans les classes, le retard scolaire n’inquiète pas vraiment

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Après un trimestre fantôme en secondaire, une session d’examen stressante dans l’enseignement supérieur, et avant une rentrée qui s’annonce hybride, des parents s’alarment du retard scolaire de leurs enfants. Mais, dans les établissements, on rassure.

Eux, ils ne sont jamais rentrés. Depuis le 12 mars dernier, ces élèves de 3e, 4e et 5e secondaires n’ont pas remis les pieds à l’école. Devant ce coup d’arrêt brutal, ils se sont parfois sentis abandonnés par leurs enseignants. On ne peut pas vraiment leur donner tort. Durant le confinement,  » j’ai perdu mon prof de physique, ma prof de math et mon prof de géographie « , détaille Oscar, 17 ans, en 5e dans un athénée bruxellois. Avec l’école à la maison, ce sont parfois les élèves qui ont découvert des profs  » décrocheurs « . Si beaucoup de ceux-ci ont fait preuve d’inventi- vité pour maintenir le lien avec leurs élèves, recourant aux plateformes d’enseignement, aux cours vidéo ou encore aux fils de discussion WhatsApp. Pour autant, d’autres n’ont pas assuré la continuité pédagogique, sans justification.  » Et cela s’est vu ! Au début, ça allait, les enseignants donnaient du boulot, presque comme en temps ordinaire. Mais, après les vacances de Pâques, certains ne sont jamais rentrés « , ironise Julie, mère de deux adolescents en 4e et en 6e secondaires.

Les élèves ne vont pas être moins intelligents parce qu’ils seront à la maison. Ils risquent simplement d’être moins instruits.

Aucune estimation chiffrée n’est disponible, bien sûr. Et c’est sans prendre en compte une espèce de zone grise : ceux qui ont fourni un service minimum et inégal et ceux, à l’autre bout du spectre, qui ont livré une masse de travail, à tel point que des familles ont eu du mal à suivre. D’autres se sont épuisés, renonçant au fil des semaines. Ainsi, quand ses professeurs ont dû accueillir les élèves de rhéto un jour par semaine, Oscar a reçu, sur l’outil Teams,  » des messages de profs qui nous disaient qu’ils n’avaient plus le temps pour nous, qu’on devait en profiter pour se reposer « . Une sortie de route qui semble n’épargner aucune discipline, ni aucun niveau.

De nombreux recours

Face à une année scolaire bousculée par la crise sanitaire, oubliés aussi les examens de juin. Oubliées, les interros postérieures au 12 mars – interdites durant le confinement – dont les notes ne peuvent pas être prises en compte pour valider le passage vers l’année supérieure, à l’inverse de l’assiduité des élèves que les enseignants ont été encouragés à valoriser. La ministre de l’Education, Caroline Désir (PS), a également invité les conseils de classe, souverains, à prononcer un redoublement  » exceptionnellement  » et  » dûment motivé « . Parce que nul n’ignore que les pratiques d’évaluation varient d’un établissement à l’autre. Le risque existe-t-il dès lors de pénaliser des élèves  » un peu justes « , qui avaient prévu de se refaire dans la dernière ligne droite ? Ou de voir des écoles faire fi de l’esprit de  » bienveillance  » que la ministre a recommandé à l’égard des élèves, justifié, dans une circulaire, par les conditions inédites ? La crainte émane de plusieurs associations de parents et d’élèves. Elles ont recueilli quelque cinq cents témoignages écoeurés. Ainsi, alors que les conseils de classe ne s’étaient pas encore tenus, des parents assurent s’être vus signifier, sans dialogue, le redoublement de leur enfant, dès le début de juin. Par ailleurs – et ce sont les dossiers les plus fréquents -, des élèves ont été recalés ou réorientés sur la base de leur engagement durant ce troisième trimestre fantôme. Or, un texte ministériel notait que les travaux ne pouvaient être pris en compte, sauf si c’était à la faveur de l’élève. Des cas qui risquent de faire prospérer les recours, selon la Ligue des droits de l’enfant, la Fédération des associations de parents de l’enseignement officiel (Fapeo), Infor Jeunes ou encore le Comité des élèves francophones (CEF). Ils se disent, en tout cas, débordés et peinent déjà à suivre la cadence des demandes d’aide de parents. Si ces témoignages démontrent que les balises ministérielles n’ont été que partiellement mises en pratique par les écoles, ou du moins pas partout, pour l’heure, il est impossible d’estimer le nombre de recours déposés devant les conseils de classe, et puis auprès du Conseil des recours qui, lui, se prononce à la fin de l’été.

La session d'examens a connu d'inévitables ratés et n'a pas manqué de faire des déçus.
La session d’examens a connu d’inévitables ratés et n’a pas manqué de faire des déçus.© PHOTONEWS

 » Redéfinir les essentiels  »

Plusieurs mois sans école, est-ce dramatique à l’échelle de toute une scolarité ? Quel sera l’ampleur du retard scolaire causé par la crise sanitaire ? Certes, en mars, il ne restait que quelques semaines de cours, entre le congé de Pâques, les révisions, la session d’examens et les jours blancs. Reste que les nouveaux apprentissages enseignés juste avant la fermeture des classes n’auront pas été automatisés et, d’après des retours qui nous parviennent, la rentrée partielle de mai ne semble pas avoir été suffisante pour rattraper cet écart, même en rhéto… Du coup, il va bien falloir les rattraper, ces mois perdus et les matières qui n’auront pas été vues. Pas d’illusion, toutefois, car tout n’est pas rattrapable. Interrogée, la ministre suggère de  » redéfinir les essentiels  » et de faire l’impasse sur des  » points non fondamentaux des programmes « . On sait aussi que le retard scolaire sera très compliqué à compenser pour ceux qui ont des difficultés sociales, mais également pour ceux qui ont des difficultés spécifiques liées à un trouble du neurodéveloppement (hyperactivité, déficits de l’attention, autisme…). Les inégalités vont se creuser. En revanche, pour les autres, il y a moins d’inquiétude. Au regard d’autres épisodes, par exemple les grèves scolaires de 1990 et 1996, on n’a pas hérité d’une génération scolairement sacrifiée. Autrement dit,  » les élèves ne vont pas être moins intelligents parce qu’ils seront restés deux ou trois mois à la maison. Ils risquent simplement d’être moins instruits « , rassure Bruno Humbeeck, psychopédagogue et chercheur en pédagogie familiale et scolaire à l’UMons.  » Les enseignants sont capables de distinguer l’essentiel de l’accessoire, avance Benoît Galand, professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation à l’UCLouvain. En résumé, il serait opportun qu’ils accordent plus de temps à rattraper les apprentissages plutôt que de se consacrer aux évaluations qui sont chronophages.  »

Entrée dans le supérieur : c’est une population  » plus fragile  » qui va arriver dans les auditoires.

Quand on les interroge, les adolescents expriment pourtant des appréhensions. Ils craignent, à la rentrée, le retard qu’ils ne sont pas sûrs de combler, et de voir s’abattre sur eux le tourbillon scolaire, les contrôles prévus par des professeurs dans les starting-blocks. Les plus inquiets sont ceux de 6e, stressés de ne pas avoir des bases solides avant leur entrée en supérieur. Pour limiter la casse, des parents envisagent de recourir aux cours particuliers durant l’été. Et les inégalités vont encore se creuser.

Les couacs du supérieur

De leur côté, les universités et les hautes écoles se préparent à accueillir ces nouveaux étudiants qu’ils n’auront même pas rencontrés. Ces bacheliers constituent  » une priorité « , déclare Vincent Blondel, recteur louvaniste.  » Il faudra du tutorat, de l’accompagnement individualisé, surtout en première année.  » C’est une population  » plus fragile  » qui va arriver dans les auditoires, après avoir quitté l’école en mars, pointe un professeur de sciences politiques. Le passage au supérieur constitue déjà un moment difficile pour de nombreux jeunes, avec des taux d’échec importants.  » Le décalage sera encore plus lourd, ça risque d’être l’hécatombe « , craint un enseignant-chercheur de l’Université Saint-Louis-Bruxelles qui, comme tous les établissements supérieurs, préparent une rentrée  » hybride « , mêlant enseignement en ligne et cours en présentiel (dans toute la mesure du possible).  » Je n’ai pas d’inquiétude sur le niveau, ce ne sont pas trois mois de cours qui vont changer ce qu’ils sont, ils récupéreront sans problème. Et puis, l’entrée dans le supérieur, ça se prépare tout au long du secondaire « , avance Abdou Kouider Ben-Naoum, professeur de mathématiques à l’Ecole polytechnique de l’UCLouvain . C’est moins la question des prérequis que celle de l’acquisition de  » l’autonomie  » qui fait dire à son collègue de Saint-Louis qu’on  » ciblera ces nouveaux pour les accueillir en priorité « .

Faire le choix du  » double campus « , l’un numérique, le second physique, n’est quand même pas sans difficultés, comme l’illustre la session d’examens. Celle-ci a connu d’inévitables ratés et n’a pas manqué de faire des déçus. Ainsi, les étudiants de la Faculté de sciences économiques, sociales, politiques et de communication (Espo) ont vu, le 29 mai dernier, leur examen de comptabilité déplacé à une date ultérieure – alors qu’elle devait être communiquée au plus tard le 27 avril – et transformé d’écrit en oral. A l’Université Saint-Louis-Bruxelles, c’est l’examen de droit romain en 1ere bac qui a été raboté de 35 minutes. D’autres exemples circulent dans les hautes écoles, notamment à Francisco Ferrer, où les étudiants de la filière économique, paramédicale et pédagogique affirment que, pour plusieurs examens, les modalités ont été transmises trop tard ou modifiées quelques jours avant. La durée de plusieurs épreuves aurait aussi été réduite. Sans que la ministre de l’Enseignement supérieur, Valérie Glatigny (MR), ne soit en mesure de le confirmer.

Faut-il s’attendre, ici aussi, à une multiplication des recours ? Tant que les jurys n’ont pas délibéré, il reste difficile d’évaluer combien d’étudiants en ont déposé un, d’autant que les couacs ne seront analysés qu’en septembre et en octobre. Mais il y en aura, c’est sûr. La ministre promet en tout cas de comparer et surveiller les taux de réussite, tout comme le taux d’abandon. Jusqu’ici, les universités et les hautes écoles n’observent pas un taux d’abandon plus élevé que les années précédentes. Des chiffres en contradiction avec ceux des représentants étudiants, qui avancent un pourcentage de 20 à 30 % de décrocheurs.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire