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Crise politique : les négociations sous la coupe d’un parti dépressif

Sauver le soldat CD&V pour espérer sauver le pays : le pari des francophones les condamne à subir exigences, caprices et sautes d’humeur d’un parti groggy, résolu à monnayer au prix fort son retour forcé à la table des négociations. Ça promet.

C’est à la fois peu et énorme : le poisson CD&V est ferré. Il a fini par mordre à l’hameçon. Tels des pêcheurs aux abois, quatre partis francophones (PS, MR, CDH, Ecolo) et trois formations flamandes (Open VLD, SP.A, Groen !), se sont arc-boutés à la canne à pêche maniée avec d’infinies précautions par le formateur Elio Di Rupo (PS) pour amener à la surface l’animal tant convoité. Même blessée, la prise vaut son pesant d’or. Mais gare ! Elle se débat encore, pathétique, au bout de la ligne. Il suffirait d’un rien pour qu’elle replonge en eaux troubles rejoindre la N-VA, ce prédateur solitaire qui rôde toujours au large. Epuisés, les acteurs de cette haletante partie de chasse s’accordent trois semaines de répit pour reprendre des forces et leurs esprits. En croisant les doigts pour que la pêche ait bel et bien été miraculeuse.

LE CD&V MET LE PIED À L’ÉTRIER

Pour un parti qui ne concevait plus de redessiner et de gouverner ce pays sans coller à la puissante N-VA, le geste a valeur d’exploit. Il a fallu sortir le grand jeu pour appâter la bête. Même Albert II a jeté toutes ses forces dans la bataille, en délivrant, Fête nationale oblige, une solennelle mise en garde politiquement couverte par le Premier ministre démissionnaire, le… CD&V Yves Leterme.
L’opération tenait du désenvoûtement. Comment ôter au CD&V cette fascination quasi morbide pour une formation nationaliste flamande qui l’avait atomisé il y a un an ? C’est Bart De Wever qui lui a rendu sa liberté. Le 7 juillet, le président de la N-VA carbonise le volumineux travail de Di Rupo. Le CD&V n’ose encore l’avouer, mais il se sent délivré de son engagement : « Pas au gouvernement sans la N-VA. » « Nous n’avons pas lâché la N-VA, c’est elle qui s’est auto-exclue des négociations », justifie un baron du parti. Les chrétiens-démocrates flamands sont alors à la limite de la rupture. « Le non de la N-VA nous mettait sous une pression intenable. Avec une hausse de la N-VA et une chute du CD&V dans les sondages, il fallait empêcher le parti de Bart De Wever de s’exprimer encore au nom de toute la Flandre. Nous avons franchi le Rubicon », confie l’élu CD&V Hendrik Bogaert. « Le CD&V avait d’excellentes raisons de s’appuyer sur la puissance de la N-VA pour obtenir une réforme radicale de l’Etat : le ministre-président du gouvernement flamand, le CD&V Kris Peeters, en aurait touché les dividendes. Et le parti pourrait se défaire de l’image d’une formation bernée depuis 2007 sur le plan communautaire », analyse Vincent de Coorebyter, directeur général du Crisp. La N-VA hors jeu, cette stratégie tombe à l’eau. Et le spectre d’un scrutin anticipé se profile : « Catastrophique pour le CD&V : il n’avait rien dans son escarcelle à offrir à l’électeur. » Seule issue : tendre une main moite au camp francophone et rallier les trois partis flamands de bonne composition (Open VLD, SP.A, Groen !). En laissant la N-VA tirer son plan.

LA N-VA CRAVACHE LE CD&V

Bart De Wever ne décolère pas de voir ainsi « sa chose » lui échapper : « Le CD&V laisse tout tomber, se met à genoux devant les francophones, la Flandre devra payer l’addition. » Le dépit du président de la N-VA et la hargne qu’il met à l’exprimer laissent poindre de la contrariété. Il rêvait de conduire un front flamand à la victoire, il ne voit que des traîtres partout. La N-VA, premier parti de Flandre, seul contre tous dans l’opposition au fédéral. Avec, pour toute compagnie, le Vlaams Belang et les débris de la Lijst Dedecker. Pareil voisinage donne déjà des idées au CD&V : « Nous devons établir un cordon sanitaire autour de la N-VA. » Il y a plus sérieux, pointe Vincent de Coorebyter : « La N-VA n’est plus du tout maîtresse de son destin. Son sort dépend d’un éventuel accord conclu par d’autres partis. Bart De Wever ne peut plus que spéculer sur un échec des négociations ou sur une réforme qui aurait des allures de victoire pour les francophones. » Il y a de quoi voler dans les plumes de l’ancien partenaire de cartel. « Plus ces deux là s’injurient, mieux c’est. Cela augmente les chances de former un gouvernement avec le CD&V », glisse-t-on dans le camp francophone.

LES FRANCOPHONES EN SELLE, LE SOURIRE CRISPÉ

Ils ne boudent pas leur plaisir. Jusqu’à l’avoir manifesté avec une dangereuse ostentation. « Un pas historique pour le pays et sa stabilité, nous tenons à remercier le CD&V d’oser prendre ses responsabilités », claironnait la présidente du CDH à l’heure de la délivrance. Aïe ! « Un compliment de Milquet rend le CD&V suspect en Flandre », fulminait il y a quelques mois encore dans les colonnes du Vif/L’Express le député régional Eric Van Rompuy, toujours très remonté. Inutile d’en rajouter : le CD&V entre en négociations avec des pieds de plomb, quasi à reculons. Avec la perspective de vivre des moments pénibles, de devoir progresser sous l’accusation lancinante de trahir la cause flamande : les mails rageurs et vengeurs pleuvent dans les messageries des élus CD&V… Ses sept partenaires, les francophones en tête, ont donc eu l’intelligence toute diplomatique de laisser au parti de Wouter Beke le soin d’accrocher une jolie plume à son chapeau : fini le cauchemar de 2007. D’abord un accord sur BHV et une réforme de l’Etat d’envergure, avant un gouvernement fédéral.

LE CD&V MIJOTE UNE CASCADE DE RUADES

Il fallait bien passer par là : sauver l’incontournable soldat CD&V. « Ni réforme de l’Etat ni formation de gouvernement ne sont possibles sans ce parti, pour des raisons arithmétiques et politiques. Que ce soit avec ou sans la N-VA », observe Vincent de Coorebyter. Va donc pour le CD&V… Bien du plaisir aux partenaires francophones. Il n’y a rien de pire qu’un parti dépressif à devoir gérer. Avec ses caprices, ses sautes d’humeur, ses lubies. A peine les futurs négociateurs se sont-ils égaillés pour se reposer que Wouter Beke affiche déjà un coup de mou : ce n’est pas parce que le CD&V négocie une réforme de l’Etat qu’il se voit d’office au gouvernement. Vincent de Coorebyter en reste tout perplexe : « Le CD&V engrangerait ainsi la réforme de l’Etat pour rejoindre ensuite la N-VA dans l’opposition au fédéral en évitant l’impopularité du volet socio-économique. C’est précisément la solution la plus confortable, qu’il refusait à Bart De Wever. Stupéfiant et inquiétant. » Déjà une ambiguïté de taille à lever. Parmi tant d’autres… Comme le sort à réserver aux compensations liées à une scission de BHV : circonscription électorale fédérale, assouplissement de la législation linguistique et listes bilingues à Bruxelles, ratification de la Convention-cadre sur les minorités. « Encommissionnées », assurent les francophones. « Enterrées ! » rétorque le CD&V qui les juge imbuvables. Et ce n’est pas tout : les chrétiens-démocrates flamands exigent un tribut. Un « mouton noir » à immoler. « Nous avons pris nos distances à l’égard de la N-VA, nous attendons que le MR lâche le FDF », salive déjà un ponte du parti. Obtenir le scalp d’Olivier Maingain : le CD&V ne craint rien…. Les malentendus délibérément entretenus sont faits pour permettre aux humiliés de sauver la face. Mais ils ne durent qu’un temps. « Ce sont les accords qui créent la confiance, et non l’inverse », rappelle Vincent de Coorebyter. « Le CD&V est dans la place, il lui sera plus difficile de faire marche arrière », se prend à espérer un négociateur francophone. Le poisson est ferré. Mais les mailles du filet sont à ce point peu serrées qu’elles lui permettent encore de filer.

PIERRE HAVAUX

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