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Crédits et passerelles, les casse-tête de l’enseignement supérieur

Julie Luong

Il a entièrement remodelé l’organisation des études supérieures. S’il permet des parcours plus souples, le décret Paysage a aussi plongé nombre d’étudiants dans l’impasse, entre accumulation de crédits non obtenus et passerelles plus ou moins bancales.

En novembre 2013, le décret Paysage du ministre Jean-Claude Marcourt (PS) voyait le jour, amorçant une profonde refonte de l’organisation des études supérieures. Désormais, établissements privés et publics sont financés à l’identique. Les synergies sont également favorisées entre (hautes) écoles d’enseignement supérieur et universités à travers des pôles académiques coordonnés par l’Ares (Académie de recherche et d’enseignement supérieur) .  » Avant, il y avait un conseil général des hautes écoles, un conseil interuniversitaire et un conseil supérieur des écoles d’enseignement artistique sans perméabilité aucune entre ces structures. La fondation de l’Ares était essentielle, notamment pour exister à l’international « , explique Toni Pelosato, chef de cabinet de Jean-Claude Marcourt.

La composition des grilles horaires est devenue un véritable casse-tête.

Grâce au système des passerelles, il est désormais possible pour l’étudiant de passer d’un type d’enseignement à un autre. Autrefois chasse gardée de l’université, le domaine de la recherche a également été revalorisé en haute école, à hauteur d’un budget multiplié par quatre en 2019. L’enjeu du décret ? Démocratiser, harmoniser… et économiser. Sur un territoire de 4,5 millions d’habitants comptant six universités, vingt hautes écoles et seize écoles supérieures des arts, des économies d’échelle semblaient devoir être réalisées, notamment grâce à des codiplômations entre universités ou hautes écoles proposant des formations très proches.  » Nous connaissons déjà une explosion démographique dans l’obligatoire : ces jeunes vont arriver dans le supérieur et il faudra y faire face. Réorganiser les études était donc nécessaire, même si la priorité était de défendre un enseignement le plus inclusif possible « , commente Tony Pelosato.

Jean-Claude Marcourt (PS), ministre de l'Enseignement supérieur de la FWB.
Jean-Claude Marcourt (PS), ministre de l’Enseignement supérieur de la FWB.© anthony dehez/REPORTERS

La réussite ? Ça se discute…

Une certitude, le décret Paysage a entièrement remodelé la vie de l’étudiant en Belgique francophone :  » rater  » ou  » réussir  » ne sont plus les termes du débat ! Autre mystère, la durée de leur cursus. Il est bel et bien révolu, le temps des  » années d’études  » : l’étalon de mesure est aujourd’hui le crédit, tout comme dans les systèmes allemand, italien ou flamand.

 » Sortir de la logique de l’année d’études, c’était aussi entrer dans celle du décret dit de Bologne (NDLR : visant l’harmonisation des études supérieures dans l’UE) : le décret Paysage a réalisé une transcription dans la législation belge de la législation européenne « , rappelle Toni Pelosato. La grille des cours est composée d’unités d’enseignement, correspondant à un certain nombre de ces crédits. Ces unités sont elles-mêmes divisées en activités d’apprentissage (cours ex cathedra, travaux pratiques, laboratoires, stages…). Les trois années de baccalauréat (premier cycle) équivalent désormais à 180 crédits et une année, logiquement, à 60 crédits.

Pour passer du Bloc 1 au Bloc 2 (anciennement Bac 1 et Bac 2), l’étudiant doit aujourd’hui avoir engrangé 45 crédits sur 60. Les 15 crédits restants éventuels seront ajoutés à son addition qu’il réglera… quand il le pourra. Chaque étudiant évolue donc désormais au rythme d’un PAE (programme annuel de l’étudiant) qui n’est jamais tout à fait le même que celui de ses camarades. La composition des grilles horaires est par conséquent devenue un véritable casse-tête, accusé de participer à l’épuisement des enseignants, comme le montrait une enquête de la CNE (Centrale nationale des employés et cadres) dès 2017, malgré la création de postes de  » conseillers académiques  » censés les seconder dans cette tâche.

Du reste, PAE ou pas, il n’est pas rare qu’un étudiant se voie tout de même dans l’impossibilité d’assister physiquement à un cours auquel il est inscrit pour la bonne raison… qu’il doit être en même temps présent à un autre.

Un écrémage dilué

Selon les chiffres de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), le taux d’accès à l’enseignement supérieur des détenteurs du Cess de l’enseignement secondaire ordinaire de plein exercice est aujourd’hui de 77 %, soit une grande majorité des jeunes. Mais parmi tous ceux qui se lancent, beaucoup échoueront, en particulier dans les filières universitaires où le taux d’abandon est proche des 50 %. Dans une analyse présentée à l’UNamur en février dernier, Catherine Dehon, professeure de statistique à la Solvay Business School, rappelait :  » Au niveau politique, le système d’accumulation de crédits se justifiait par l’inclusion de toute une série de profils et l’idée un peu naïve que, puisque tous les élèves de secondaire n’arrivent pas avec le même niveau, si une faiblesse se présente, l’étudiant n’est pas sanctionné et peut prendre plus de temps pour s’adapter au monde universitaire. Mais le problème, c’est que c’est devenu la norme pour la majorité des étudiants. On n’a pas vraiment réussi à atteindre ceux qu’on voulait atteindre, ce qui a eu des impacts négatifs sur ceux qui réussissaient avant.  »

Le temps où la première année d’université servait à  » faire le tri  » est bel et bien révolu.

Le temps où la première année d’université servait à  » faire le tri  » est bel et bien révolu… mais ne semble pas avoir amélioré à long terme le destin des étudiants en difficulté.  » Aujourd’hui, vous voyez arriver en Bloc 2 des étudiants qui ont péniblement réussi à accumuler 45 crédits du Bloc 1… en deux ans ! Avec ce système à la carte, ils espèrent donc réussir en un an 75 crédits, alors qu’ils en ont péniblement obtenu 45 en deux ! On se trouve face à des publics qui n’ont plus du tout le niveau du cours qu’on donnait jusque-là, pointe une ancienne chargée de cours en faculté de droit, qui a quitté l’université en raison de ces évolutions qu’elle juge invivables. Soit il faut adapter son cours… mais sans savoir jusqu’où, soit on garde les mêmes exigences et on devient le prof chez qui tout le monde échoue.  »

Une inclusivité de façade ?

Si des évaluations plus systématiques de l’impact du décret Paysage devraient prochainement voir le jour – les premiers étudiants ayant entièrement réalisé leur cursus dans ce système viennent d’être diplômés -, les voix alertant sur ses impasses n’ont pas attendu pour se faire entendre. Dans une lettre ouverte publiée en septembre 2018, 400 professeurs d’université dressaient un constat alarmiste des effets du décret, évoquant un  » faux sentiment de réussite  » chez les étudiants.

Si Paysage entendait favoriser un enseignement inclusif qui n’élimine pas les étudiants dès la ligne de départ, il pourrait dans les faits exclure davantage encore certains publics. Tel est en tout cas l’avis de Chems Mabrouk, présidente de la FEF (Fédération des étudiants francophones) :  » Nous craignons que le décret entraîne globalement un allongement des études. Or, quand on sait qu’une année coûte entre 8 000 et 12 000 euros, il est évident que tout le monde ne peut pas se permettre de payer une telle somme chaque année.  »

La mise en place d’aides à la méthodologie, de cours de soutien, de blocus assistés, etc. sont autant de pistes pour réduire le taux d’échec. Mais suffiront-elles à accélérer le rythme de réussite ? Le décret Paysage a peut-être abusivement misé sur la faculté de chacun à mettre les bouchées doubles dès le départ – à un âge où, du reste, mille autres vies attendent.

Témoignage

Lara, étudiante en biologie à l’ULiège : « Finalement, j’aurai fait ce master de biologie en quatre ans au lieu de deux. »

 » J’ai obtenu un bachelier en agronomie à la haute école Condorcet, à Ath. Ensuite, j’ai décidé de faire une passerelle pour suivre un master en biologie des organismes et écologie à l’ULiège. A Ath, mes profs me disaient que malheureusement, avec un simple bachelier en haute école, je risquais de ne pas être bien traitée et pas bien payée dans mon futur métier et qu’il était presque impossible de faire de la recherche, même si les compétences étaient là. En année de passerelle, chaque étudiant est censé avoir un programme  » à la carte  » avec des cours de premier, deuxième et troisième bachelier de biologie représentant 60 crédits. Mais en réalité, nous étions dix élèves et nous avions tous le même programme… alors que nous avions tous des parcours différents. Ce n’est pas normal ! Je me suis donc retrouvée avec des cours que j’avais déjà eus et d’autres où je n’avais aucune base. Résultat : aujourd’hui, je suis en train de finir ma première master avec de bons résultats… sauf que je dois repasser pour la troisième fois trois cours de passerelle pour lesquels j’avais des difficultés. Si je les rate encore, je pourrai passer en deuxième master mais je devrai alors reprendre une année pour réaliser mon mémoire car on ne peut de toute manière pas le présenter si on n’a pas réussi tous les cours de passerelle. Donc, finalement, j’aurai fait ce master de biologie en quatre ans minimum au lieu de deux. Cela dit, si c’était à refaire, je referais la même chose. Au cours de mon bachelier, j’ai fait énormément de terrain, de labo. Beaucoup d’étudiants qui ont suivi le bac universitaire ont moins d’acquis que moi à ce niveau. Ils arrivent en master sans avoir jamais réalisé un simple PowerPoint, un rapport, une présentation orale… Globalement, au niveau de ma formation, j’ai l’impression d’être mieux armée. En revanche, c’est clair, l’exigence au niveau des heures de travail comme des évaluations elles-mêmes est nettement plus élevée à l’université. Il faut y être préparé.  »

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