Le 25 novembre 2018, à Bruxelles, défilé à l'occasion de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. © Jean-Marc Quinet/BELGAIMAGE

Connes, moches et putes, forcément

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

« Une fille qui l’ouvre, ce serait normal », chante Angèle en balançant son quoi. Sauf que celles qui le font sont souvent attaquées sur leur physique, leur intelligence ou leur vie sexuelle, comme vient encore de l’illustrer le cyberharcèlement contre l’une de nos journalistes. Décryptage de l’inégalité des femmes et des hommes face, aussi, à l’insulte. Et comment la combattre.

Madame, si vous étiez un homme, je vous dirais que vous êtes une crapule.  » Que d’égards, Patrick ! Trop aimable, vraiment. D’autres n’ont point eu cette délicatesse. Tel Merlin :  » C’est qui cette pétasse ? Vous n’avez pas de chance en Belgique, entre Dutroux, courtois et celle là (sic).  »  » Tu meurs quand pour de vrai ?  » s’est interrogé Alva, jamais avare d’un conseil :  » Si t’es frustrée avec cette tronche tu peux toujours louer un gigolo pour te soulager t’as l’air tendue  » (smiley doigt d’honneur, smiley aubergine, smiley interdit aux moins de 18 ans, smiley mort de rire. Ahahah.) Flo, lui, s’est autorisé une envolée lyrico-scatologique :  » Quand l’incompétence côtoie des toilettes d’une aire d’autoroute le jour d’une épidémie de gastro, voilà à quoi vous ressemblez Madame ! ! !  » Anto, moins inspiré :  » Idiote frustré (sic) du cul « .  » Mais c’est quoi, cette c… ? […] Nullissime, médiocre, imbécile, ignorance totale « , s’émeut Steph, une parole de femme parmi les  » conne « ,  » mal baisée  » et autres  » on va botter le cul  » à cette  » vraie grande connasse  » mitraillés par ces messieurs. Petite hésitation, pour le dernier. Moins à cause de sa bonne orthographe que du fait que l’auteur s’est finalement excusé.  » Salope de journaliste vas te faire sodomisé arrêté de dire de la merde viens me sucer les couilles et avale mon jus ta été mal baiser pour de cela honte à toi.  » Miam.

A poil dans un atelier : OK. Habillée derrière un chevalet : no way..

La cible de ces récentes attaques ? Rosanne Mathot ! La journaliste à la plume de paon, qui s’accoude chaque semaine au Café Geyser, en dernière page du Vif/L’Express hors vacances d’été. Spécialiste des sujets scientifiques établie dans le sud de la France, elle avait donc récemment appris que l’ex-animateur de RTL-TVI, Stéphane Pauwels, devait animer le week-end du 21 juillet quelques festivités soutenues par la Ville de Bruxelles. Article sur levif.be, rappel de l’inculpation de l’intéressé, événement annulé, ouverture du déversoir de haines sur Twitter.

Ni la première, ni la dernière. Il y a eu Myriam Leroy, journaliste et écrivaine, éclaboussée par un torrent d’insultes (et de menaces de mort) après une chronique sur Dieudonné, en 2013. Il y a eu Marion Séclin, youtubeuse française aux plus de 40 000 messages d’insultes sexistes à la suite d’une vidéo sur le harcèlement de rue, en 2016. Il y a eu l’année suivante Nadia Daam, journaliste sur Europe 1, à qui des internautes avaient promis mort et viol après la publication d’un billet sur un forum de jeux vidéo. A sa fille de 12 ans, aussi. Diffusion de leur adresse, piratage de comptes, coups frappés à leur porte au milieu de la nuit. Deux de ses cyberharceleurs ont été condamnés à des peines de prison avec sursis. Il y a eu depuis 2010 toutes les cibles de la Ligue du LOL, ce groupe de Parisiens médiatiques qui visait journalistes, blogueuses, militantes, homosexuels. Puis, il y a toutes celles qui subissent le sexisme par dosettes. Tous les jours. Une remarque par-ci, une insulte par-là.

Nadia Daam, journaliste à Europe 1 : une promesse de mort, et de viol.
Nadia Daam, journaliste à Europe 1 : une promesse de mort, et de viol.© photonews

Une question de pouvoir

73 %. C’est l’ONU qui l’affirmait en 2015, dans un rapport sur le sujet : 73 % des femmes ont déjà été confrontées aux violences en ligne ou en ont été victimes ; 18 % d’entre elles en ont subi une  » forme sérieuse « .  » Celles qui exercent des métiers publics (journalistes, actrices, auteures, humoristes, politiques…) sont en danger, pour le moment « , constate Sarah Sépulchre, professeure à l’UCLouvain et spécialiste des questions de genre. Pour le moment ? Depuis longtemps, en fait. Depuis qu’elles ont commencé à l’ouvrir, en réalité.  » Car c’est une question de pouvoir. Celles qui n’en avaient pas ne posaient pas problème « , situe l’historienne Sylvie Lausberg, présidente du Conseil des femmes francophones de Belgique et auteure de Toutes des salopes (éditions du Silo), un livre sur les injures sexuelles. Du… xvie siècle à nos jours.

La ministre Open VLD de la Santé, Maggie De Block :
La ministre Open VLD de la Santé, Maggie De Block : « Ma grosse » pour un « humoriste-chanteur ».© GETTY images

George Sand, Colette, Simone Veil, Margaret Thatcher… Qu’est-ce qu’elles ont ramassé, elles aussi ! Mais elles n’avaient pas Twitter ni Facebook.  » La Toile nous montre ce que les féministes dénoncent depuis des dizaines d’années et qui n’était pas aussi visible auparavant, pointe Laurence Rosier, professeure de linguistique et d’analyse du discours (ULB). La parole des femmes a toujours été réservée à l’espace intime et, de tout temps, sortir de la sphère privée pour entrer dans la sphère publique a été un combat.  » Le syndrome de la muse, cite-t-elle. A poil dans un atelier : OK. Habillée derrière un chevalet : no way.

 » Depuis que les femmes prennent la plume, la parole, expriment des opinions, elles sont ramenées à leur condition de femmes « , complète l’historienne Valérie Piette (ULB). Comprenez : à leur vagin. A leur physique. A leur soi-disant bêtise. Conne, moche, pute (ou mal baisée, selon l’humeur) : le triptyque antimeufs, le tiercé gagnant du misogyne. Un homme, à la limite, sera parfois traité d’incompétent. Jamais de mauvais baiseur ni de moche. (Mais – soyons de bon compte – bien de tapette, de petite bite ou d’enculé, tout ce qui est censé contrarier la masculinité.)  » Il est interpellant de constater à quel point, lorsqu’il s’agit d’une femme, l’attaque devient personnelle, se concentre sur la forme et non le fond « , déplore Caroline Closon, professeure en psychologie du travail à l’ULB.

Sylvie Lausberg, présidente du Conseil des femmes francophones de Belgique.
Sylvie Lausberg, présidente du Conseil des femmes francophones de Belgique.© Valentin Bianchi / Hans Lucas

Un corps, pour ne pas être un cerveau

Tel cet humoriste-chanteur qui, au dernier festival LaSemo, à Enghien, mi-juillet, s’était piqué de se mettre  » à la place d’un citoyen furieux  » contre la ministre Open VLD de la Santé, Maggie De Block, en mettant en chanson  » ce que cette personne qui fulmine pourrait dire, ce que lui inspire sa politique  » (comme il l’a expliqué dans la DH). Sur scène, ça a donné un  » fous-toi un anneau, bouffe Weight Watchers « ,  » grosse conne  » (ou, variante,  » ma grosse « ).  » Quand ton tour viendra, je te promets que tu vas prendre cher « , dernier couplet. Une profonde critique du libéralisme, assurément.

Cette manie de ramener la femme à son corps !  » C’est un processus d’essentialisation, décode Sylvie Lausberg. Pour la faire disparaître en tant que sujet, pour qu’elle ne soit plus qu’un objet, qu’un corps. Un corps sexué.  »  » Quand on quitte l’espace intime pour l’espace public, c’est comme si on se promenait avec son sexe sur le visage « , prolonge Laurence Rosier. Sale vagin ! Rentre chez toi. Car c’est ça, au fond : ramener ces dames à leur place. Celle qu’historiquement elles ont occupée et dont certains refusent qu’elles s’éloignent. Le foyer. Le lit conjugal. La maternité. Une profession, à la limite, pourvu qu’elles soient douces. Infirmières, secrétaires, aides-soignantes, institutrices…

Etre macho, aujourd’hui, c’est moins bien vu qu’avant. Quelqu’un qui dit qu’une femme n’est pas l’égale de l’homme est devenu inaudible. On a gagné la bataille des idées.

La compétence vs la chaleur : Vincent Yzerbyt, professeur de psychologie à l’UCLouvain, décrypte les insultes sexistes à l’aide de cette grille de lecture.  » Les hommes sont associés à des notions de compétence, d’intelligence, tandis que les femmes sont alliées à la chaleur, la sociabilité. Quand l’une d’elles se fait écharper, on retrouve cette forme de menace parce qu’elle prend la place d’un homme. C’est un retour de manivelle sérieux pour les faire rentrer dans le rang. Les stéréotypes ont aussi une fonction prescriptive, ils nous disent ce que les gens devraient être.  » Attirantes, donc. Belles, gentilles, disponibles sexuellement. C’est qu’il faut contenter l’homo erectus et pondre des enfants. Intelligentes ? Pourquoi faire ?  » Si une femme s’éloigne de ça, ceux qui y trouvent quelque chose à redire vont se rabattre sur ces schémas-là, complète le psychologue. Ça participe à un ensemble de leviers pour rétablir un rapport de force.  »

George Sand : à l'époque, déjà...
George Sand : à l’époque, déjà…© GETTY images

Le blues de l’homme dominant

C’est l’histoire d’une position dominante. Cent mecs y sont confortablement installés, depuis un bail. Cinquante nanas se pointent.  » Ça a l’air cool, ici. On s’installe !  » Faut pas fantasmer, cinquante types ne vont pas se lever, poliment, pour se laisser piquer leur siège. La galanterie, c’est surtout quand on a envie de baiser, moins quand on a l’impression de l’être.  » L’homme blanc, 50 ans, hétéro- sexuel, réalise qu’il est privilégié. Et il n’y a rien de pire que de s’en rendre compte !  » s’exclame Valérie Piette. Prise de conscience… inconsciente ? L’insulte sexiste sort-elle comme ça, aussi inopinément qu’un sein hors d’un soutien-gorge sans bretelle ?  » Sans doute, répond Sarah Sépulchre. En même temps, le petit garçon sait que la maîtresse ne va pas le gronder s’il soulève la jupe des filles. Le frotteur sait que personne ne lui dira rien dans le métro. Le mari sait qu’il ne risque pas grand-chose s’il frappe son épouse. Même le féminicide, dans nos sociétés, n’est pas trop sanctionné.  » Alors un petit  » poufiasse, je t’encule  » balancé en ligne…

Sauf que ce ne sont pas que des mots. Ce sont les premières marches, celles qui mènent vers le harcèlement de rue. Vers une gifle. Vers des attaques physiques.  » Il ne faut pas oublier que, dans certaines cultures, celles qui désobéissent sont tout  » simplement  » violées ou tuées, glisse au passage Vincent Yzerbyt. Quand on insulte, c’est sur cette route-là qu’on s’engage.  » Soi-même, ou les autres.  » C’est pour cela qu’il est déplorable que des leaders d’opinion mettent en doute les valeurs d’égalité, reprend-il. Car ils déplacent les normes, ce qui est considéré comme permis ou non.  » Genre Trump et ses chattes.

Ce ne sont pas que des mots. Ce sont les symboles du backlash. Féministes, bam, dans vos dents ! Ce retour de bâton, en français dans le texte, fut théorisé une première fois au lendemain des années 1960-1970, après l’obtention du droit à la contraception et à l’avortement. Puis constaté à chaque avancée. Les femmes s’émancipent, les hommes se crispent.  » Le mouvement masculiniste a été érigé au moment où les femmes ont pu divorcer de leurs maris « , rappelle Sylvie Lausberg. Alors, les anti-Rosanne Nadia Myriam Marion Maggie,  » ça dit beaucoup de choses de la société d’aujourd’hui, qui est à un tournant « . Miroir inversé de #MeToo, contrecoup de la libération de la parole.  » C’est justement parce qu’il y a eu #MeToo, abonde Valérie Piette. Cet antiféminisme est dans l’air du temps. Il faut lire les sites masculinistes, qui se nourrissent de cette haine, c’est impressionnant !  »

Rosanne Mathot, cible de cyberharcèlement.
Rosanne Mathot, cible de cyberharcèlement.

« On a gagné la bataille des idées »

Lire, OK. Subir, OK. Puis réagir. Ne rien laisser passer.  » Etre macho, aujourd’hui, c’est moins bien vu qu’avant. Quelqu’un qui dit qu’une femme n’est pas l’égale de l’homme est devenu inaudible. On a gagné la bataille des idées. Pas le reste. Il faut taper sur le clou, donc, jusqu’à ce que ça s’arrête « , résume Sylvie Lausberg. Résister à la tentation de ravaler sa parole publique. Même si le rôle de  » victime  » n’est pas le plus agréable à porter. Déconstruire. Rire ?  » Oui, mais l’humour peut provoquer un regain d’attaques, car c’est un espace du discours plutôt réservé aux hommes « , note Laurence Rosier. Porter plainte, enfin. Pour contrer l’impunité. Parce qu’une loi existe, depuis 2014, votée pour lutter contre le sexisme dans l’espace public et, entre autres, le cyberharcèlement.  » Si on ne se sert pas de l’appareil juridique existant, prévient la linguiste, certains finiront pas dire  » vous voyez, ça ne sert à rien « . La liberté d’expression s’arrête au discours de haine.  » Réagir, c’est aussi valable pour les autres, celles et ceux qu’un  » petite conne  » irrite, même sans en être la cible.  » Likez, soutenez, conseille Sarah Sépulchre. Ne laissez pas juste passer les dislikes, les commentaires négatifs. Ne soyez pas ces gens qui ferment les yeux face à un frotteur dans le métro.  »

Parce que, sinon, comme solution, il reste l’éducation. Ça peut sembler bidon, ce sera sans doute long, mais bon, difficile d’en faire abstraction. Pas que chez les garçons.  » En psychologie sociale, on observe que les femmes participent également au processus « , assure Vincent Yzerbyt. En s’inscrivant dans un sexisme bienveillant, en se complaisant dans une position d’être magique, à chérir, à protéger. Qui laisse finalement chacun ou chacune dans sa case.  » Comment lutter contre une misogynie ancrée depuis des centaines d’années ? Par l’explication, la déconstruction. Des cours d’histoire de l’émancipation des femmes, de l’homosexualité, des minorités… On n’en fera pas l’économie, prévient Valérie Piette. On a urgemment besoin d’Evras ( NDLR : programme d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle) dans toutes les écoles.  »

Pour n’avoir plus jamais besoin de lire  » Suce-moi, salope.  » Ni de l’écrire. Ni, surtout, de le penser.

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