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Comment la gauche peut-elle se sortir d’un débat sur l’asile mené par la droite?

Stavros Kelepouris
Stavros Kelepouris Journaliste pour Knack.be

En publiant une opinion très discutée et vivement critiquée, la N-VA s’est à nouveau emparée de la question de la migration.

Pas moins de 43.000 euros: c’est ce que coûte un immigrant non occidental à la société d’après une étude néerlandaise. La semaine dernière, le chiffre a circulé sur les réseaux sociaux grâce à une publication sponsorisée de la N-VA. Le parti donc payé pour faire en sorte que ce chiffre soit vu par un maximum d’utilisateurs Facebook. Les comparaisons nazies ne se sont pas fait attendre, mais il était plus intéressant de voir qu’avant que la N-VA le lance sur les réseaux sociaux, ce chiffre paraisse d’abord dans un article du Morgen essayant de vérifier certaines sorties de Bart De Wever.

Même si l’opinion de Bart De Wever est bâtie sur du sable, il a tout de même réussi à obtenir ce qu’il voulait : le débat s’est bel et bien focalisé sur le coût des migrants. La N-VA a fait en sorte que son cadre de références domine les colonnes de journaux et les discussions politiques, disent les analystes. Ces derniers jours, on a vu ressurgir le nom de George Lakoff -entre autres dans le magazine politique SamPol – le chercheur américain célèbre pour ses recherches sur les cadres de références dans le débat public.

« Lakoff est un linguiste cognitif. Une grande partie de son travail traite du rôle central des métaphores que nous utilisons tous pour comprendre des phénomènes ou expériences complexes, explique la sociolinguiste Mieke Vandenbroucke (Université de Gand). « Le cancer par exemple est souvent décrit comme une lutte entamée par les patients, et où on leur souhaite bon courage. L’association de ces facteurs mène à la création d’un cadre de références. »

En politique américaine par exemple, Lakoff distingue deux tendances métaphoriques. « Les conservateurs voient l’état comme une figure paternelle sévère qui impose des règles alors que les libéraux considèrent l’état comme un personnage attentif qui offre un soutien. Et cela se traduit en une interprétation différente des droits et des devoirs des citoyens », explique Vandenbroucke.

« Mais on peut évidemment aussi influencer ces cadres de référence. C’est ce qu’on voit évidemment dans le discours politique: en utilisant des métaphores, on envoie les gens dans le sens de certaines interprétations. Les conseillers jouent un rôle central. »

Pour illustrer cela, des scientifiques de Stanford ont divisé les participants d’une expérience en deux groupes: ils ont demandé au premier groupe de lire un article où une vague de crimes était décrite comme un virus infectant la ville et au deuxième où la hausse de la criminalité était perçue comme une bête louchant sur la ville. Ces cadres de références ont abouti à plusieurs solutions. « Le premier groupe proposait majoritairement des réformes censées résoudre le problème à la source, alors que l’image de la bête inspirait les participants à recourir à des solutions plus répressives. Il s’est avéré que lors du choix de la solution les métaphores utilisées avaient plus d’influence que la conviction politique des participants », déclare Vandenbroucke.

Lors d’une soirée-débat du magazine SamPol la présidente de Groen a admis qu’initialement elle n’avait pas l’intention de réagir à l’opinion de Bart De Wever pour éviter de maintenir la discussion. Là aussi, c’est l’une des conclusions de Lakoff : dites à quelqu’un de ne pas penser à un éléphant, et vous aurez l’assurance qu’il y pensera. Mais ne pas réagir ne rapporte pas non plus de points à l’opposition. Et ainsi, la gauche semblait coincée dans une impasse.

Le président du CD&V Wouter Beke a essayé de faire bouger le débat en soulignant son immoralité supposée. Pour lui, on n’exprime pas les vies humaines en euros. Le politologue Carl Devos (Université de Gand) comprend la position de Beke, « mais nous calculons aussi ce que les prépensionnés coûtent à la société, non ? ».

Pour Devos, l’issue pour CD&V, sp.a et Groen est ailleurs. « Le besoin de trancher et de rationaliser un débat avec ce chiffre est très grand. Les chiffres ont la réputation d’être objectifs et neutres, mais au fond ils ne le sont pas. Ce sont aussi des créations. Donc il faut essayer de détruire certaines illusions. Il y a de toute façon un groupe de gens qui trouvent que chaque centime dépensé pour les migrants en est un de trop. Mais apprendre que l’impact sur le budget total est nettement plus faible que ce qu’ils s’imaginaient pourrait en faire réfléchir d’autres. »

Reste à voir comment s’y prendre. « Au fond, le coût de la migration ne se calcule pas, car on ignore tous les paramètres à prendre en compte. C’est pour la même raison que pour les transferts Flandre-Wallonie on ne réussit jamais à formuler un montant sur lequel tout le monde est d’accord », estime le politologue.

Au lieu de se focaliser sur le coût, l’opposition ferait mieux de prendre la fuite en avant. « Un parti de gauche pourrait aussi se dire : c’est le prix que nous sommes prêts à payer pour la solidarité, c’est de l’argent bien dépensé. Cela dépend de la façon dont on voit les choses », conclut Devos.

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