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Comment la Belgique a manipulé le passé pour se créer une Histoire

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Fragile à la naissance, la Belgique de 1830 se persuade d’avoir toujours été inscrite dans les astres. Avec la Flandre médiévale pour foyer et le passé wallon relégué dans l’ombre. Plier les faits historiques à la volonté patriotique exige de maquiller et de manipuler le passé. Retour sur une histoire bien belge.

On pouvait rêver mieux comme démarrage dans la vie. A peine engendrée par une révolution en 1830, la Belgique doit convaincre que sa place dans le concert des nations n’est pas usurpée. Comment être prise au sérieux et faire taire les sceptiques, si ce n’est en se donnant une raison d’être, ancrée dans la nuit des temps ? Etoffer le CV s’impose pour réfuter l’odieux soupçon qui plane dans nombre de capitales d’Europe : la Belgique ne serait qu’un Etat artificiel, sans racines.

Calomnie ! « Non, la Belgique n’est pas un accident de l’Histoire. Voilà la mission que les élites dirigeantes et académiques du jeune Etat qui accède à l’indépendance assignent aux historiens pendant près d’un siècle », relève Hervé Hasquin, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique. Le pouvoir bat le rappel des spécialistes du passé, souvent autodidactes. On les charge de démontrer coûte que coûte que cette Belgique de 1830 n’est pas surgie de nulle part, qu’il y a bien « une permanence belge » à travers les siècles. Et que les Belges, sous tous les régimes, n’ont jamais cessé de l’être.

Ce travail acharné de persuasion se prolongera jusque dans les années 1950, à travers une éloquente collection de chromos voués à « nos Gloires », qui sort aujourd’hui de l’oubli. Les historiens en service commandé s’appliquent avec zèle et avec la bénédiction d’une Eglise catholique prête à soutenir corps et âme toute entreprise de (contre-)vérité historique, pourvu qu’elle préserve la Belgique naissante d’une France républicaine et laïque autant que du protestantisme batave. La croisade ne s’annonce pas très orthodoxe. Il va falloir plier les faits historiques à la volonté patriotique, manipuler ou maquiller certains pans du passé. Nécessité fait loi.

De quel bois l’ancien Belge était-il donc fait ? C’est l’air du temps qui en décide. Au XIXe siècle, l’humeur ambiante est franchement gallophobe et hostile à la France. Puisqu’il veut prouver qu’il ne doit rien à cet encombrant voisin, le Belge sera décrété d’origine… germanique. On exhibe des documents prétendument irrécusables pour soutenir que Wallons et Flamands sont bien frères par le sang. Un érudit peut ainsi affirmer sans rire, en 1878, que « la Belgique, sortie toute entière de la Germanie depuis dix siècles, peut dire avec orgueil qu’un sang pur coule dans les veines de ses enfants ». Paré de telles racines, le Belge se retrouve immunisé contre toute assimilation forcée qu’entreprendrait une France menaçante.

Mais la ficelle est un peu grosse et la piste finit pas se dégonfler. La question linguistique, qui pointe le bout du nez, met à mal le dogme de l’unité foncière de la « race » belge. Le cap du XXe siècle est délicat à aborder pour l’Etat belge. Contestation sociale et tensions internationales croissantes : le fond de l’air est frais. Désemparées par la tournure des événements, les élites politiques francophones appellent à nouveau l’Histoire et ses érudits à la rescousse de la patrie jugée en danger.

Changement de registre. Place à la théorie de deux peuples distincts : les Wallons, raccrochés à un rameau celtique, voisinent désormais avec les Flamands, maintenus au rameau germanique. Pas de panique : ce mélange harmonieux de germanité et de romanité tient admirablement la route. Un vrai miracle, qu’un brillant juriste nommé Edmond Picard croit pouvoir attribuer, à l’extrême fin du XIXe siècle, à une « âme » authentiquement belge, imperméable à l’usure du temps.

Picard, qui est aussi parlementaire libéral puis socialiste, est ainsi en mesure d’attester que cette âme indestructible a au moins fait merveille sur deux champs de bataille. A Worringen en 1288, où les Brabançons l’emportent sur une coalition de princes d’Entre-Meuse-et-Rhin et refusent ainsi de se laisser assimiler par l’Allemagne. Puis en 1302 à Courtrai, où les communiers flamands prennent le dessus sur la chevalerie française de Philippe le Bel et empêchent la Flandre d’être livrée à la France. Français et Germains sont ainsi renvoyés dos à dos : CQFD.

L’essentiel est sauf, commente Hervé Hasquin : « Il faut démontrer, à toutes les époques de leur histoire, l’indifférence des habitants qui ont occupé le territoire belge à l’égard des considérations linguistiques. » Que Flamands et Wallons s’expriment dans des idiomes différents ne change rien à cette certitude : l’âme belge existe, à nulle autre pareille, elle est reconnaissable entre toutes par le goût de la mesure et du travail, l’individualisme, l’esprit d’association et l’amour de la vie confortable…

Un passé aussi glorieux a besoin de visages, de héros en qui s’incarner. On en exhume à profusion, leur lieu de naissance fait office de passeport. Ambiorix, Clovis, Godefroid de Bouillon, Pierre l’Ermite, une foule d’autres régionaux de l’étape, sont « naturalisés » belges, enrôlés sans discussion sous la bannière noir-jaune-rouge. Sans doute, avec le recul, tant d’audace paraît manquer de sérieux. Mais c’est l’époque qui veut ça, tempère Hervé Hasquin : « Beaucoup considèrent encore l’Histoire comme un genre littéraire. » Il autorise quelques divagations, pour peu qu’elles soient joliment formulées.

Il ne manque aux thèses de Picard qu’un habillage scientifique. Henri Pirenne sera ce chaînon manquant décisif, l’historien brillant qui va donner ses lettres de noblesse à cette « âme belge ». Ce Verviétois qui professe à l’Université de Gand frappe un grand coup : sa monumentale Histoire de Belgique, en sept volumes publiés entre 1900 et 1932, le transforme en un phénomène durable de librairie. Elle en fait « le père fondateur du sentiment national belge », attendu comme le Messie par les ardents défenseurs de la patrie.

L’oeuvre de Pirenne, d’une érudition sans faille, révolutionne les codes de la recherche historique. Elle coule dans le marbre cette vérité historique : « La Belgique est une nécessité de l’Histoire, non un accident. » Oui, affirme l’historien, il existe bel et bien « une civilisation belge », « des territoires belges », « un peuple belge ».

Et ce « miracle » belge a eu pour épicentre la Flandre médiévale, identifiée comme le moteur de l’unification de la Belgique. Cette Flandre urbanisée qui brillait au Moyen Age par son commerce, sa prospérité, la vitalité et l’indépendance de ses villes, partage bien des traits communs avec la Belgique industrielle du XIXe siècle qui joue dans la cour des plus grands. Il s’en est fallu de peu pour que cette magnifique réussite ne se brise en 1302, à la bataille des Eperons d’Or : en cas de victoire française à Courtrai, pas de Belgique possible dans l’avenir. Les prolétaires flamands ont bien mérité de la patrie….

Tout s’emboîte, tout s’enchaîne, tout s’éclaire, sous la plume brillante de Pirenne. La part de hasard et d’accidentel dans le déroulement des faits s’efface. « Ce devait être ainsi », et pas autrement, résume Hervé Hasquin : « Voilà l’histoire « officielle », politiquement correcte, celle qui cadenasse le discours historique dans les manuels d’histoire, imprègne l’enseignement universitaire francophone et la formation des enseignants (voir page 52). » Mais elle a l’immense mérite de rassurer : « Belges, ayez confiance, ne craignez rien, vous n’êtes pas surgis de nulle part. »

Pirenne superstar, intouchable, domine de la tête et des épaules la science historique des quinze années qui précèdent la Première Guerre mondiale. Son Histoire de Belgique se doit de trôner dans la bibliothèque de toute famille bourgeoise qui se respecte, elle devient la Bible des unitaristes et des milieux gouvernementaux francophones de plus en plus aux abois. La Cour, sous le règne d’Albert Ier, tombe immanquablement sous le charme de ce qui devient la dynastie Pirenne. Car Jacques marche sur les traces de son illustre père, il devient le précepteur du futur Léopold III et en sera l’influent secrétaire particulier.

La Grande Guerre n’interrompt nullement le fil de cette belle histoire. L’historien gantois exulte même, au sortir de l’épreuve de 14-18 : l’héroïque sursaut de la pauvre petite Belgique, qui a fait front face à l’agresseur allemand, ne lui donne-t-il pas raison ? Seule une nationalité belge forgée au cours des siècles a pu nourrir un tel sens du sacrifice et soutenir une résistance aussi extraordinaire.

C’est en toute bonne foi que Pirenne met au service de la patrie sa « construction historique », expression qu’il revendique sans fard. Et c’est avec véhémence qu’il écrase toute concurrence qui s’aviserait de soutenir l’hérésie d’un Etat belge artificiel ou de s’appesantir sur les tensions et rivalités linguistiques ou régionales. Remettre en cause les théories du maître est historiquement incorrect, car suspecté de porter atteinte à l’unité du pays.

Or, la révolte gronde. Les militants wallons se sentent les grands floués dans toute cette histoire qui réserve le beau rôle à la Flandre et relègue dans l’ombre le riche passé des principautés wallonnes, ils s’insurgent contre ce récit qui leur impose l’assimilation du « génie belge » au « génie flamand » jusque dans les arts. On préfère honorer le peintre tournaisien du XVe siècle Rogier de La Pasture sous son nom néerlandais de Rogier van der Weyden ? Trop is te veel. « Nous ignorons tout de notre passé wallon », se désole le député socialiste Jules Destrée dans sa célèbre Lettre qu’il adresse au roi Albert Ier en 1912.

Les Liégeois sont les plus remontés. Le retour en grâce des ducs de Bourgogne sous la plume de Pirenne les offusque : comment oser porter aux nues la politique unificatrice de ces princes bourguignons qui se sont rendus coupables, sous Charles le Téméraire, des terribles sacs de Liège et de Dinant en 1468 ?

C’est pourtant la Flandre qui, la première, largue Pirenne. Ingrat foyer de la civilisation belge, qui n’attend pas la disparition du grand historien, le 25 octobre 1935, pour commencer à lui tourner le dos. Pirenne suit ainsi de peu dans la tombe Albert Ier, le Roi-Chevalier, disparu en 1934. « Deux symboles puissants d’une Belgique idéalisée et fantasmée, par les francophones à coup sûr, s’effaçaient du paysage », observe Hervé Hasquin.

Sans états d’âme, la Flandre tire un trait sur ce lourd héritage pour se trouver d’autres racines. La première Geschiedenis van Vlaanderen, limitée au territoire flamand, voit le jour un an après la mort de Pirenne, dont l’Histoire de Belgique, enfin traduite en néerlandais au milieu des années 1950, devient vite invendable. Le « pirennisme » résistera mieux et plus longtemps chez les historiens francophones, dominés par la crainte que l’histoire ne dérape dans une version antibelge. Quatre-vingts ans après sa disparition, si Pirenne revenait sur terre…

Déconstruire la Belgique ? Pour lui assurer un avenir ?, par Hervé Hasquin, Académie royale de Belgique, 2014.

Par Pierre Havaux

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