Jacques Attali

Changer de prénom

Celui que nous ont donné nos parents incarne-t-il nos rêves ?

En ces temps de réflexion sur les libertés nouvelles que chacun pourrait se voir accorder, il en est une à laquelle nul ne réfléchit assez, à mon sens, qui concerne l’identité. Pourquoi faudrait-il accepter le nom et le prénom que nos parents nous imposent ? Ne peut-on s’en choisir un ? Au moins, pour commencer, ne pourrait-on laisser chacun choisir librement, à l’âge adulte, son prénom ? On connaît tous des gens qui souffrent affreusement du prénom dont on les a affublés. Dans le passé, la plupart des individus concernés s’y résignaient. De plus en plus le refusent et utilisent leur deuxième prénom, ou un troisième, ou un pseudonyme. Autorisons cela beaucoup plus librement.

Un peu d’histoire : au départ, dans toute culture, le prénom est une nécessité pour distinguer les membres d’une tribu, et une façon de marquer l’enfant comme la propriété de ses parents et de ses ancêtres. Le prénom porte aussi des vertus magiques ; et il est même des cultures où il doit rester secret, comme chez les Navajo ou les Mongols (cultures en fait très proches), afin de conserver sa force protectrice contre les mauvais esprits.

Pendant longtemps, le prénom suffit pour désigner quelqu’un et les noms de famille n’existent pas. C’est encore vrai à Athènes, chez les Hébreux, à Rome et pendant tout le premier millénaire européen : Alexandre est connu comme tel ; Jules n’est pas le prénom de César ; Michelangelo comme Rembrandt sont des prénoms. C’est encore vrai dans de nombreuses civilisations aujourd’hui : en Russie, il est poli d’appeler quelqu’un par son prénom, suivi de celui de son père, sans son nom. Et on nomme encore d’un seul prénom, suivi d’un numéro, les monarques et les papes.

Les noms de famille n’apparaissent qu’à la fin du Moyen Age, en Europe, quand la croissance démographique et la mobilité exigent une précision pour distinguer ceux qui portent le même prénom. Ces noms de famille désignent d’abord des lieux ou des métiers, puis se modifient, au gré des fantaisies des registres d’état civil.
Les prénoms ont eux aussi, au départ, des significations oubliées : qui se souvient que Quentin veut dire « cinquième », Octave « huitième », Benjamin « fils du Sud », Mélanie « brune » ou Vladimir « prince régnant pacifiquement » ? Le prénom est d’abord imposé par le père et il est souvent celui des grands-parents. Pour les migrants, choisir les prénoms des enfants est depuis toujours la première façon de s’intégrer dans une culture, en puisant parmi ceux du pays d’accueil. Aujourd’hui, en particulier dans les sociétés où le tutoiement n’existe pas, le prénom reprend le pas sur le nom de famille pour désigner les gens. Aussi les prénoms retrouvent-ils une importance considérable.

Seulement, il est très difficile d’en changer. En France, en particulier, l’article 60 (loi 93-22, 8 janvier 1993) du Code civil exige pour ce faire de justifier que le prénom porte vraiment tort à celui qui en est affublé, lequel doit donc exciper « d’un intérêt légitime ». « La demande est portée devant le juge aux affaires familiales à la requête de l’intéressé ou, s’il s’agit d’un incapable, à la requête de son représentant légal. Si l’enfant est âgé de plus de 13 ans, son consentement personnel est requis » (1).

Je propose de modifier cet article du Code civil, pour affirmer qu’il appartient à chaque personne, à partir de l’âge de 18 ans, de choisir librement son prénom. Il doit cependant y avoir une limite à cette liberté, comme à toute autre : on ne peut aller jusqu’à consommer des prénoms comme des objets de mode, et en changer chaque année. Ce choix, une fois fait, sera irréversible. Les prénoms diront alors, non ce que nos parents ont rêvé pour nous, mais ce dont nous rêvons pour nous-mêmes, ce qui est, sans doute, au moins aussi important…

(1) En Belgique, changer de prénom est permis par la loi du 15 mai 1987 et nécessite un droit d’enregistrement de 490 euros. Le montant passe à 49 euros lorsque : le prénom présente un caractère ridicule ou odieux par lui-même, par son association avec le nom de famille ou en raison de son caractère manifestement désuet ; le prénom est à consonance étrangère et son porteur désire le changer pour faciliter son intégration ; le prénom prête à confusion (féminin pour un homme ou inversement) ; il y a eu changement de sexe.

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