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Big Brother à la belge

Ettore Rizza
Ettore Rizza Journaliste au Vif/L'Express

Pendant que l’opinion publique s’émeut de l’espionnage américain, le gouvernement s’apprête à renforcer vite fait le contrôle systématique de nos communications. Souriez, vous êtes fliqués.

« Voter une loi si « privaticide » en trois semaines, pendant les vacances, c’est honteux. Démocratiquement, il y a un problème. » En off, ce juriste proche de la Commission de la protection de la vie privée (CPVP) ne mâche pas ses mots lorsqu’il évoque le projet de loi Vande Lanotte-Turtelboom. Un projet sur la « conservation des données » qui, sous couvert de lutte contre le terrorisme et la grande criminalité, prévoit de surveiller tous les habitants du royaume, rien de moins !

SMS, courriels, appels téléphoniques fixes, mobiles ou via Internet : en théorie, peu d’échanges échapperont à ses tentacules. Chaque fournisseur en télé-communications (Belgacom, Telenet, Voo, Base, Mobistar…) devra conserver les données de ses clients pendant au moins un an. A l’exception de son contenu, la justice et les services de renseignement pourront obtenir tous les détails d’une communication.

Dans les faits, c’était déjà le cas. Du moins en partie. Voilà des années que les opérateurs télécom stockent pendant douze mois les données de facturation de leurs clients, les numéros appelés ou reçus, ainsi que leurs données de connexion Internet. Mais pas le détail des e-mails envoyés ou reçus. Chacun d’entre eux a mis en place une cellule de « coordination judiciaire » chargée de répondre aux requêtes des autorités. Chez Mobistar, par exemple, la cellule occupe une dizaine de personnes et traite environ 30 000 demandes par an. La nouvelle loi leur apportera un vrai cadre légal, mais aussi des coûts supplémentaires. Belgacom les évalue à « plusieurs centaines de milliers d’euros » par an. A charge du client ? Trop tôt pour le dire. En contrepartie, l’Etat rémunère les opérateurs lors de chaque consultation des données. En 2008, le coût pour la Belgique se chiffrait à 22 millions d’euros. A noter que depuis, les rétributions ont été réduites de moitié.

Tout part de la directive européenne 2006/24/CE. Ce texte, rédigé sur les décombres des attentats londoniens de 2005, visait à harmoniser la conservation de données télécom au sein des vingt-sept. Les Etats membres avaient jusqu’au 15 septembre 2007 pour le transposer en droit interne, ou jusqu’au 15 mars 2009 pour la partie concernant Internet. Empêtrée dans ses crises gouvernementales, la Belgique n’a fait ni l’un ni l’autre. Ce qui lui a valu, en septembre dernier, une mise en demeure de la Commission européenne, suivie le 30 mai d’une nouvelle menace de sanctions financières. Le même jour, la Cour de justice européenne condamnait la Suède pour un motif identique.

Moins d’un mois plus tard, le projet de loi du gouvernement était déposé à la Chambre. Et le 4 juillet, tandis que l’abdication du roi occupait tous les esprits, le ministre de l’Economie, Johan Vande Lanotte, et sa collègue de la Justice, Annemie Turtelboom, ont obtenu que le projet passe en urgence. Les députés n’auront que vingt jours au plus pour l’examiner, l’idée étant de voter le texte avant les vacances parlementaires du 21 juillet. Ce lundi, la Chambre a déjà publié le projet amendé par la commission Infrastructure.

Une telle précipitation sur une matière qui touche aux libertés fondamentales est d’autant plus aberrante que la directive européenne a fait couler des hectolitres d’encre depuis 2006. Au sein de l’UE, les Cours constitutionnelles de Roumanie, de République tchèque et d’Allemagne (!) ont annulé ses lois de transposition, jugées attentatoires aux droits fondamentaux. De son côté, l’Irlande a attaqué la directive devant la Cour de justice européenne. Face à un tel flot de critiques, la Commission elle-même a entrepris de revoir sa copie.

Chez nous, la directive a suscité une levée de boucliers de la Ligue des droits de l’homme, qui y voit une atteinte inutile à la présomption d’innocence, mais aussi des organisations professionnelles de médecins, avocats et journalistes, arc-boutés sur leur sacro-saint secret professionnel. « Nous avons fait part de nos craintes au cabinet de la Justice, sans recevoir ne serait-ce qu’un accusé de réception », s’émeut Laurence Evrard, de l’Ordre des barreaux francophones et germanophones.

Auteur du livre Souriez, vous êtes fichés (éditions Couleur Livres, mars 2013 pour la traduction française), l’avocat anversois Raf Jespers appréhende surtout l’utilisation que pourraient en faire les services de renseignement : « Le champ de la Sûreté de l’Etat est si large – extrémisme, radicalisme, nationalisme… – que la surveillance pourrait concerner l’activité de leaders politiques ou syndicaux. » Voire : les renseignements n’ont pas attendu ce projet de loi pour accéder aux communications électroniques.

Au cabinet Vande Lanotte, on souligne que la loi fera l’objet d’un rapport annuel devant la Chambre. Mais il ne s’agira que de statistiques. Le détail précis des données à conserver sera défini dans un futur arrêté royal, donc par le gouvernement seul. Et cet arrêté, lui, ne sera évalué que deux ans après son entrée en vigueur.

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