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Assassinat du « Lumumba burundais » : des documents accablants sur le rôle de la Belgique

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Plus d’un demi-siècle après l’assassinat du prince Rwagasore, héros de l’indépendance du Burundi, des documents découverts à Londres éclairent le rôle de la Belgique dans ce meurtre.

Le soir du 13 octobre 1961, Louis Rwagasore, héros de l’indépendance burundaise et Premier ministre depuis deux semaines, est assassiné à Bujumbura. Jean Kageorgis, le jeune Grec qui a tiré sur le prince, est un tueur à gages recruté par des dirigeants du PDC, le parti démocrate-chrétien burundais soutenu par les intérêts belges. Condamné à mort par le justice belge, Kageorgis est exécuté le 30 juin 1962, veille de l’indépendance. Condamnés à des peines de prison, les autres comploteurs, quatre dirigeants du PDC et un commerçant grec, sont rejugés par la justice burundaise et pendus le 15 janvier 1963 au stade de Gitega, devant 10 000 personnes.

Aucune suite n’a été donnée aux témoignages qui aurait pu conduire à une mise en cause de la tutelle belge dans l’assassinat du « Lumumba burundais ». Cinquante ans plus tard, le sociologue flamand Ludo De Witte a retrouvé dans les Archives nationales britanniques des documents qui éclairent les responsabilités belges. Le chercheur nous a accordé la primeur de ses découvertes.

Le Vif/L’Express : Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis l’assassinat de Rwagasore. Comment se fait-il que la piste d’une responsabilité belge n’ait pas été explorée ?

Ludo De Witte : Les autorités de tutelle et, après l’indépendance, le gouvernement burundais lui-même, très dépendant de l’aide au développement belge, n’ont pas voulu embarrasser Bruxelles. Aujourd’hui, les documents dont j’ai retrouvé la trace révèlent sans ambiguïté que des fonctionnaires belges hauts placés ont joué un rôle dans l’assassinat.

Que contiennent les dossiers dont vous avez pris copie ?

Il s’agit de télex et de lettres échangés entre James Murray, l’ambassadeur anglais à Bujumbura, et le Foreign Office, sa hiérarchie à Londres. J’ai retrouvé aussi un rapport du parquet de Bruxelles, jamais rendu public. Ce rapport évoque la réunion du 21 septembre 1961, au cours de laquelle le résident Regnier, chef de la tutelle, a évoqué à plusieurs reprises la nécessité de tuer Rwagasore et a même ajouté qu’ « une fois le travail accompli, le lac [Tanganyika] n’était pas loin ». Regnier savait, assurent des participants à la réunion, que ses propos seraient rapportés à Ntidendereza, le chef du PDC. Selon l’ambassadeur Murray, le PDC avait donc toutes les raisons de déduire des paroles de Regnier que la tutelle belge couvrirait l’élimination du prince.

Murray fait part au Foreign Office d’un entretien qu’il a eu avec Raymond Charles, procureur du roi à Bruxelles.

Ce magistrat est présent à Bujumbura en janvier 1963. Il tente d’arracher une mesure de clémence en faveur des complices, probablement sur demande du roi Baudouin. Vaine démarche. Lors de ce séjour, le procureur belge confie au diplomate britannique qu’après ses interrogatoires de juin 1962, il a conclu à « la responsabilité morale d’au moins un représentant belge dans l’assassinat. » Charles estimait que Kageorgis ne devait pas être exécuté, avis qu’il a transmis au Premier ministre belge Théo Lefèvre. Mais le procureur « a été informé que son avis n’avait pas été retenu, et cela pour des raisons politiques », rapporte Murray. L’ambassadeur a compris qu’un accord implicite avait été conclu entre Bruxelles et Bujumbura : les Belges ne seraient pas mis en cause dans l’affaire, mais ils devraient, en contrepartie, laisser les autorités burundaises apaiser leur opinion, qui réclamait la mort de tous les condamnés. Lors du second procès, les avocats de la défense ont voulu faire auditionner Regnier, l’ancien résident rentré en Belgique. Mais Etienne Davignon, attaché au cabinet Spaak, a fait savoir que Regnier risquait fort d’être inculpé s’il se rendait au Burundi pour témoigner.

L’affaire Rwagasore va-t-elle refaire surface après ces découvertes ?

Le crime est largement élucidé, mais il reste à retourner la dernière pierre. L’ensemble des échanges diplomatiques de l’époque et le dossier judiciaire doivent être rendus publics. Négligence ou acte délibéré, il manque de nombreux documents dans les archives belges. Davignon, ex-bras droit de Spaak très présent au Burundi à l’époque des faits, avoue sans détour aujourd’hui que « tout le dossier Rwagasore n’est pas accessible ». Il reste à déterminer à quel point la tutelle belge se sentait soutenue, dans sa lutte contre Rwagasore, par les ministres belges concernés : Pierre Wigny, Harold d’Aspremont-Lynden, Paul-Henri Spaak. Le Burundi attend toujours la vérité sur une période-clé de son histoire.

Version intégrale de cet article dans Le Vif/L’Express du 11 janvier.

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