Une nouvelle étude norvégienne constate que l’adoption massive des voitures électriques augmente les distances parcourues et réduit l’usage des transports publics.
La Norvège est la championne européenne du taux d’adoption des véhicules électriques. Selon les chiffres d’avril dernier, 97,5% des nouvelles voitures vendues y étaient 100% électriques. A titre de comparaison, en 2024, 22,5% des nouvelles immatriculations concernaient un véhicule électrique en Belgique, d’après Statbel; une proportion imputable à 70% aux véhicules de société. Désormais, près d’une automobile sur trois sur les routes norvégiennes est électrique, contre une sur dix chez nous, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE).
L’adoption massive des voitures électriques a réduit les émissions moyennes des nouveaux modèles vendus, souligne l’Association des constructeurs européens d’automobiles (Acea): 14,5 grammes de CO2 par kilomètre en Norvège en 2023, contre 85,3 en Belgique et 108 à l’échelle de l’UE des 27 –dont la Norvège ne fait pas partie. Mais la transition vers les motorisations 100% électriques semble aller de pair avec des changements de comportement atténuant, d’un côté, le gain en matière d’émissions de gaz à effet de serre et accentuant, de l’autre, des problématiques comme la congestion du trafic. C’est le bien connu «effet rebond», qui s’applique à bien d’autres domaines: les gains d’efficacité ou de coût d’une technologie entraînent souvent une augmentation de leur usage, réduisant de ce fait le bénéfice attendu.
Un cadre très favorable aux voitures électriques
En Norvège, toutes les conditions étaient réunies pour engendrer cet effet rebond. Grâce à ses nombreux barrages, le prix de l’électricité y est plus faible qu’en Europe de l’Ouest et l’Etat a poussé les curseurs favorisant l’adoption des voitures électriques. Si l’exemption totale de taxe de circulation a pris fin en 2025, il applique toujours une fiscalité très avantageuse. Elle passe par une exonération de la TVA de 25% pour les modèles de moins de 500.000 couronnes (environ 42.000 euros), par une réduction de 20% de la taxe sur les véhicules de société et par un rabais d’au moins 30% sur les tarifs de péage, en comparaison avec une motorisation thermique. Les voitures 100% électriques sont en outre autorisées à circuler sur les voies (en principe) dédiées aux bus. Et certaines villes subsidient en partie le placement de bornes de recharge.
Les chercheurs constatent aussi une diminution plus faible, mais statistiquement significative, du recours à la marche et au vélo.
Une nouvelle étude de l’université norvégienne de sciences et de technologie (NTNU), publiée en juillet dernier, a mesuré une série de changements de comportements résultant de la possession d’une voiture électrique au cours de la période 2016-2019. En combinant des données d’enquêtes de déplacements de milliers de Norvégiens et des informations sur l’usage des infrastructures routières, les chercheurs ont comparé les habitudes de groupes de ménages dont ils ont corrigé les biais potentiels (variables sociodémographiques, cadre de vie, exposition aux péages…). Les conclusions majeures? Posséder une voiture électrique augmente de dix à 20% la fréquence et la distance des déplacements. Ils constatent aussi une baisse comprise entre 19% et 29% de la demande de déplacements en transports en commun, ainsi qu’une diminution plus faible, mais statistiquement significative, du recours à la marche et au vélo.
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La déculpabilisation, cet autre effet rebond
«Les phénomènes d’effet rebond et de cannibalisation sont analysés depuis de longues années, mais cette étude-ci va très loin dans son approche méthodologique, salue Xavier Tackoen, administrateur délégué du bureau d’études Espaces-Mobilités. Outre le cadre norvégien très favorable aux voitures électriques, il existe aussi un effet rebond plus psychologique, à savoir la déculpabilisation associée à leur usage: certains seront tentés d’utiliser leur véhicule électrique pour aller chercher du pain à 500 mètres, ce qu’ils n’auraient peut-être pas fait avec un modèle à moteur thermique.» Cela vaut aussi pour la consommation de plastique quand on les sait recyclés, ou pour le choix d’une température de confort dans un logement bien isolé.
«Installer des bornes de recharge sur l’espace public, cela revient à le sanctuariser: on considère qu’il est pour la voiture et pour rien d’autre.»
Or, la substitution d’une motorisation par une autre ne résout aucune des autres problématiques liées à l’usage de voitures individuelles, comme l’espace qui leur est dédié: réseau routier, places de parking et, pour les modèles électriques, les bornes de recharge. «Pour que l’électromobilité fasse partie d’une politique globale, il faut réfléchir à sa place, poursuit Xavier Tackoen. Personnellement, cela m’affole de voir éclore des bornes de recharge dans l’espace public. Cela revient à sanctuariser cet espace: on considère qu’il est pour la voiture et pour rien d’autre. A Bruxelles, la Stib a déjà toutes les difficultés du monde à récupérer de l’espace pour créer une bande pour les bus ou une ligne de tram. C’est encore plus compliqué d’enlever des bornes.» Si les solutions de recharge partagées restent pertinentes, il convient donc de les placer autant que possible sur des terrains privés, estime l’expert.
La mobilité et la loi de Zahavi
De manière générale, les politiques classiques de mobilité s’avèrent selon lui inefficaces pour réduire la demande. «Elles travaillent essentiellement sur deux volets, à savoir les conséquences environnementales et le mode, comme les transports en commun, expose Xavier Tackoen. C’est ce qu’on fait depuis 30 ans, et on s’étonne que ça ne fonctionne qu’à moitié. Il faudrait davantage travailler sur le pourquoi on se déplace, et combien de déplacements on fait. On en revient à l’étude: une politique uniquement environnementale peut avoir un effet inverse sur ces deux derniers aspects.» Cela rejoint la conjecture de Zahavi, du nom de l’économiste israélien qui l’avait énoncée en 1979: l’accélération des transports ne diminue pas le temps consacré à la mobilité, mais augmente plutôt la distance parcourue. «Cela vaut aussi pour la création d’une nouvelle ligne de métro ou d’une autoroute cyclable: les nouvelles infrastructures créent des effets de rebonds.»
Des leviers existent pour réduire les besoins de déplacements. Il s’agit de freiner l’étalement urbain, d’agrémenter les lieux de vie existants de services essentiels, de concevoir des logements à proximité des gares. Mais le territoire affiche un tentaculaire passif qu’il est impossible d’effacer du jour au lendemain. «Il existe des programmes de redéploiement urbain très intéressants reposant sur le transport, reconnaît Xavier Tackoen. Le tram de Liège est un exemple. En tant que demande dérivée de la vie en société, le transport reste toutefois un problème très complexe que l’on ne tente la plupart du temps d’améliorer qu’à la marge.»
Que proposer à ceux qui se passent de voiture?
Dans les périphéries et les zones rurales, il est illusoire de miser sur une réduction drastique des besoins en mobilité individuelle. Pour l’administrateur délégué d’Espaces-Mobilités, il serait sensé de moduler une éventuelle tarification kilométrique en fonction du lieu de vie. Il préconise d’assortir d’emblée tout incitant octroyé d’une durée limitée, quitte à le prolonger par la suite. Enfin, les pouvoirs publics devront aussi répondre à une épineuse question: que faire pour les ménages qui décident de se passer de voiture? «Les transports publics sont déjà une forme d’avantage, puisqu’ils sont subsidiés à plus de 70%. Mais ils le sont pour tout le monde. Il faut bâtir une politique de mobilité qui soit collectivement compréhensible.» A défaut de quoi la demande de mobilité continuera à patiner sur des préceptes empreints d’externalités néfastes pour le territoire comme pour le climat.