Le 23 mai à la gare centrale de Hambourg, 18 personnes ont été blessées dans une attaque au couteau commise par une femme de 39 ans. © Getty

Pourquoi les attaques au couteau se multiplient en Allemagne: «On a un problème et il prend de l’ampleur»

Nathalie Versieux Journaliste, correspondante en Allemagne

Les attaques d’individus munis d’une arme blanche se sont multipliées depuis quelques mois en Allemagne. La prévention est orientée vers les jeunes, de plus en plus souvent armés.

Empreinte de société #3

Des meurtres sans fin d’Italiennes, de l’arnaque en ligne organisée depuis les confins de la Birmanie, des attaques au couteau devenues presque habituelles pour le citoyen allemand, une vague de résistance canadienne à un arrogant voisin, des agressions d’entrepreneurs français de cryptomonnaie… Un «fait divers» plus frappant que le tout-venant de la criminalité, la répétition en un temps réduit de délits semblables, ou une tendance sociale de plus en plus ancrée confrontent parfois une population à ce qui devient un phénomène de société. D’Afragola à Bielefeld, de Bangkok à Montréal, c’est ce qu’explore Le Vif cet été: des empreintes d’auteurs de délits à l’empreinte que leurs méfaits laissent sur la société. Et comment la prise de conscience de ces phénomènes en a changé, ou pas, les règles de vie.

Bielefeld, au cœur de la nuit mi-mai. Un homme armé d’un couteau s’en prend aveuglément aux supporters du club de football local, qui fêtent le succès de leur équipe en Bundesliga, le championnat allemand, à la terrasse d’un bar du centre-ville. Quatre personnes sont grièvement blessées. Halle an der Saale, en ex-Allemagne de l’Est, quelques heures plus tôt. Une bagarre devant une barre de logements sociaux dégénère. Une fillette de 11 ans, son père et un jeune homme de 29 ans sont grièvement blessés à l’arme blanche. Kerpen, à l’ouest du pays, le lundi suivant, un individu attaque un homme de 42 ans au couteau devant le tribunal administratif. La victime doit être opérée en urgence. L’agresseur parvient à prendre la fuite…

Quelques jours plus tard suivent d’autres agressions à Hambourg (18 blessés sur un quai de la gare centrale de la ville), Berlin ou Munich. Cette série de faits divers, commis par des citoyens allemands comme par des réfugiés, est régulièrement commentée par la presse et les réseaux sociaux face à une opinion publique partagée entre sidération, horreur et inquiétude. Des faits similaires, à Solingen ou à Aschaffenburg fin 2024, largement relayés par le parti d’extrême droite AfD, avaient achevé de propulser le sujet au cœur du débat politique, incité le gouvernement d’Olaf Scholz à modifier la loi migratoire et la législation sur le port des armes, et finalement influencé le résultat des élections législatives de février, en portant le chancelier conservateur Friedrich Merz au pouvoir. L’AfD était arrivée en seconde position avec 20,8% des voix, son meilleur score, derrière la CDU (22,6%).

«Tout se décide en douze minutes: comment réagir correctement après une attaque au couteau.»

Conseils de prévention

Face à ce qui est présenté comme un fléau récurrent, les médias regorgent de conseils pratiques à l’attention du public. «Tout se décide en douze minutes: comment réagir correctement en tant que profane après une attaque au couteau», titrait ainsi le magazine conservateur Focus début juin, faisant allusion au risque de se vider de son sang après une attaque de ce type. Dans la même veine, le quotidien Bild Zeitung hissait une jeune fille de 11 ans au rang d’héroïne pour avoir fait un garrot à un garçon de sa classe, agressé, alors que leur enseignante, traumatisée, était incapable de réagir.

Des conseils de même nature sont déclinés sur la page Web des différents services de police, recommandant en premier lieu de «laisser le couteau à la maison.» «Les couteaux font les meurtriers» est d’ailleurs l’intitulé d’un programme de prévention élaboré par la police berlinoise à destination des adolescents dans les écoles. Ce programme, à base de jeux de rôle, a pour but de démontrer aux jeunes garçons –cœur de cible du dispositif– comment le fait de porter une arme blanche peut dégénérer, à leur insu, s’ils sortent avec un couteau en poche. «De tels conflits, liés à une virilité mal comprise, se terminent souvent par deux vies brisées: un mort sur le pavé, et un jeune qui terminera ses jours en prison», souligne la brochure de la police criminelle de Berlin.

De plus en plus d’adolescents portent un couteau, selon une étude réalisée auprès des élèves du secondaire de Basse-Saxe, au centre du pays. Leurs motivations sont mal connues. Souvent, les jeunes garçons concernés –issus de classes sociales défavorisées, ayant été exposés à la violence dans leur famille et ayant des criminels ou des délinquants dans leur entourage– portent une arme «pour avoir l’air viril» ou parce qu’ils se sentent menacés. «Il faut absolument développer la prévention auprès des jeunes», souligne la criminologue Gina Wollinger de l’école de police de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, à Cologne.

Le 18 mai, un Syrien blessait cinq clients d’un bar à Bielefeld. Mais les agresseurs de ces derniers mois sont en majorité allemands. © Getty

Augmentation des agressions

«Chaque jour, on compte en Allemagne 40 vols à main armée ou agressions commises avec un couteau», détaille Dirk Baier, criminologue à la Haute école des sciences appliquées de Zurich, en Suisse. Ces chiffres ne prennent pas en compte tous les cas où un couteau est utilisé pour menacer une victime potentielle. L’Office des statistiques a recensé 29.000 faits impliquant un couteau en 2024, soit une moyenne de 80 cas par jour à travers le pays, en forte hausse par rapport à 2020, date à partir de laquelle la police a commencé à tenir un fichier spécifique dans l’ensemble du pays pour les faits liés au port d’une arme blanche. La police criminelle BKA a recensé 10.000 agressions au couteau à travers le pays en 2021; 12.500 en 2022, et 13.900 en 2023. «Les chiffres indiquent une forte augmentation, même s’il faut prendre ces statistiques avec précaution puisque la police ne comptabilise ces agressions que depuis 2020, souligne Dirk Baier. L’année de référence, 2021, était une année de faible criminalité en général, en raison des restrictions liées à la crise sanitaire du Covid. Pour autant, il faut prendre ces chiffres très au sérieux. Ils sont corrélés par d’autres indicateurs, comme les informations fournies par l’Hôpital de la charité à Berlin, le plus grand d’Allemagne, qui constate une hausse du nombre des personnes opérées en urgence après une agression à l’arme blanche. Ce qui est intéressant, c’est l’importance accordée à ces faits divers par les média. Une agression prend d’énormes proportions dès qu’un couteau est en jeu et qu’elle a lieu dans l’espace public, alors qu’on parle très peu d’autres types d’agressions, comme celles dont sont victimes les femmes, même lorsque l’une d’elles est agressée par son conjoint avec un couteau. Pourtant, deux femmes, en moyenne, sont victimes de féminicide en Allemagne chaque semaine.»

L’intérêt porté aux attaques impliquant une arme blanche dans l’espace public est encore décuplé lorsque l’agresseur est issu de l’immigration ou demandeur d’asile, comme ce fut le cas dans l’attaque du 18 mai à Bielefeld. L’agression avait été commise par un réfugié syrien, un acte terroriste, selon le parquet antiterroriste chargé de l’enquête. «Pourtant, hormis le fait qu’il s’agit presque toujours d’hommes jeunes, les profils des criminels et délinquants à l’arme blanche sont très hétérogènes, insiste le criminologue Stefan Kersting. Vous avez des psychotiques, comme cette femme qui a fait de nombreux blessés sur un quai de gare à Hambourg début juin. Des extrémistes islamistes comme à Solingen, des jeunes qui se battent, et l’un d’eux sort un couteau dans le feu de l’action… Les motivations sont très différentes. Parfois, l’agresseur déploie une énergie incroyable pour tuer. D’autres fois, on a un mort sur le pavé alors que l’agresseur n’avait pas l’intention de tuer… La moitié des agressions a lieu à domicile, le reste dans l’espace public. Mais dès qu’un couteau est en jeu, le parti d’extrême droite AfD fait aussitôt le lien avec l’immigration. Il est vrai qu’une partie des délinquants en sont issus. Mais la très grande majorité sont allemands. Et si l’attaquant est d’origine étrangère ou demandeur d’asile, l’intérêt de la presse est décuplé.»

Selon des chiffres officiels, 90% des agresseurs sont des hommes. Et ils sont allemands à près de 60%. Selon une étude réalisée en Rhénanie du Nord-Westphalie, la région la plus peuplée d’Allemagne, sur les quelque 4.000 agressions avec couteau commises en 2022 dans le Land, 55,6% sont le fait d’une personne de nationalité allemande. Parmi les non-Allemands, 44% seulement étaient demandeurs d’asile ou déboutés du droit d’asile.

Selon une étude réalisée en Basse-Saxe, de plus en plus d’adolescents allemands portent un couteau. © CR

Berlin en pointe

«On a un problème lié aux couteaux et il prend de l’ampleur, s’inquiète le député social-démocrate du Bundestag Sebastian Fiedler, criminologue de formation. Une partie des personnes qui sont tuées, parfois par balles en liaison avec l’intervention de policiers, portaient un couteau. Il fallait faire quelque chose. C’est pourquoi nous avons durci la loi en octobre 2024, sous le gouvernement d’Olaf Scholz. Personnellement, j’aurais été pour une interdiction totale du port de couteaux sur la voie publique comme pour les armes à feu, sauf autorisation spéciale –pour les commerçants sur le marché ou les artisans par exemple. Mais il y a eu de fortes résistances du côté des libéraux

La loi a été adoptée en fin de législature, quelques mois après l’attaque au couteau de Solingen. Trois personnes avaient été tuées à l’arme blanche pendant la fête de la ville en août 2024. L’agresseur, un Syrien débouté du droit d’asile, avait voulu «frapper des infidèles». Le texte interdit le port de couteaux lors de rassemblements populaires à travers tout le pays et renforce les compétences des Länder pour définir des zones sans armes blanches, sous peine d’une amende de 10.000 euros. La ville de Berlin a interdit dans la foulée, début février, le port de couteaux dans un certain nombre d’espaces «sensibles» tels que la Porte de Cottbus, la Leopold Platz et le parc de Görlitzer, hauts lieux de la criminalité dans la ville et points de deal connus. Depuis lors, dans ces zones, 90 couteaux ont été confisqués et quelque 140 délits constatés. La ville va étendre l’interdiction à compter de mi-juillet aux transports en commun, gares et stations de métro. «Le problème avec cette loi est que le même jour, le Bundestag adoptait un autre texte plus restrictif concernant cette fois l’immigration, semblant faire l’amalgame entre immigration et sécurité, regrette Dirk Baier. Sans compter qu’il faut que les contrôles soient véritablement menés. Or, la police dispose de trop peu d’effectifs.»

Souvent, les jeunes garçons portent une arme «pour avoir l’air viril».

Récupération politique

Surfant sur le sentiment d’insécurité d’une partie de la population, l’AfD s’est saisie du débat, exigeant par exemple que la police berlinoise communique les prénoms des auteurs de faits liés à une arme blanche, estimant que la seule mention de la nationalité –comme c’est le cas aujourd’hui– ne permettrait pas d’apprécier l’ampleur d’un phénomène que la cheffe du parti, Alice Weidel, résume en une formule («Messer-Migranten», «migrants armés d’un couteau»), régulièrement dénoncée par le reste de la classe politique. «ll faut bien constater que le reste de la classe politique a embrayé en adoptant un discours « law and order«  qu’on retrouve aujourd’hui aussi bien à la CDU qu’au SPD ou chez les Verts, dans l’espoir de récupérer des voix à l’AfD, regrette Stefan Kersting. Finalement, ce discours ne profite qu’à l’AfD. Il faudrait au contraire que les autres partis aient un discours plus différencié sur les questions migratoires, et insistent aussi sur les chances liées aux migrations.»

«La polarisation sur les questions sécuritaires et migratoires a eu un effet plus important sur le débat politique que sur les élections elles-mêmes, estime le sociologue Marc Helbling. Aujourd’hui, même les partis de gauche –y compris les néocommunistes de Die Linke– se laissent porter par le discours de l’extrême droite, de peur de perdre une partie de leurs électeurs. Mais ça n’aide que les populistes de droite, car les gens se sentent confortés dans leur idée que les opinions d’extrême droite sont légitimes.»

 

Ce qui a changé

• Durcissement de la loi sur le port d’armes: les couteaux sont désormais proscrits lors de rassemblements populaires.

• Intensification des campagnes de prévention à l’égard des jeunes.

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