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La vie après le coronavirus: nos habitudes, conventions et relations sociales vont-elles changer?

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

A quel point aurons-nous changé ? De nouvelles conventions sociales, habitudes, attitudes et relations aux autres vont-elles s’installer durablement ?

Quand on échangera sur ces drôles de semaines, on se souviendra qu’au fond, on avait changé dès la semaine précédant le confinement. C’était autour de début mars. Au boulot, au sport, à un dîner chez soi, avec des amis. Certains, bien qu’un peu gênés, osaient un  » J’embrasse pas « .  » On se serre la main, alors ?  »  » Non plus.  » Ils portaient un masque avant tout le monde, même lorsque rien ne le justifie, comme lors d’une balade en forêt, au petit matin. Une pandémie plus tard, le baiser, la poignée de main, l’accolade, la tape dans le dos ne sont plus la norme. Aussi on se convainc que les premiers masqués étaient des pionniers. Et on se surprend désormais à regarder d’un oeil mauvais ceux qui sont trop proches les uns des autres.

Plus on est dans la sphère de l’intime, plus on s’éloigne des règles.

Dans notre nouvelle vie, y aura-t-il une nouvelle façon de  » faire société  » ? Comment faire d’ailleurs quand on doit cohabiter avec le virus, cet ennemi invisible dont chacun peut être porteur sans le savoir ? Nos relations seront-elles minées par la peur de l’attraper, de tomber gravement malade et de contaminer les siens ? Par la crainte des autres, de la foule, des poignées de portes, des boutons d’ascenseur ? Les réponses ne sont pas définitives, mais les personnes interrogées l’affirment :  » Il y a eu un avant Covid-19, il y aura un après « , comme répond Benoît Dardenne, professeur à la faculté de psychologie sociale à l’ULiège.

Il y a aussi, avec le mètre et demi qui doit à présent nous séparer, la découverte d’un terme, presque jamais entendu par la plupart : la proxémie. D’ordinaire, on pratique en fait très bien cette discipline, qui étudie le réglage des distances physiques entre les individus. Sans avoir à parler, ou alors à l’aide de quelques mots, on esquive habilement les collisions et les contacts corporels à la cantine d’entreprise ou dans un métro bondé.

Ces techniques d’évitement ont été étudiées par un anthropologue américain dès les années 1960. Selon Edward Hall, le corps a besoin de respecter quatre distances principales, de la plus proche à la plus lointaine : l’intime, soit la longueur d’un avant-bras, celle que l’on partage avec les gens qu’on aime. La personnelle, c’est un mètre, et c’est pour les collègues. La sociale, ce sont trois mètres, qui tiennent à l’écart des personnes que l’on connaît plus ou moins et avec lesquelles on ne ressent pas le besoin d’entrer en interaction. L’espace public enfin, utilisé lorsque l’on parle à des groupes, sur une scène ou lors d’une conférence. Tout cela n’est pas le fruit du hasard. Tout est extrêmement culturel, parfaitement codé et partagé par les membres d’une société donnée. Par exemple, quand on est intime, on se fait la bise en Belgique ou en France, et aux Etats-Unis, on se  » hug « , on se donne l’accolade. L’existence de ce code culturel rend le vivre-ensemble  » fluide et efficace « , selon Lucas Tiphine, chercheur à l’Ecole urbaine de Lyon, docteur en architecture et sciences de la ville, auteur d’une tribune dans Le Monde du 23 mars dernier. Or,  » c’est ce code qui semble justement perturbé en ce moment par l’instauration brutale de la distance de sécurité fixée à au moins un mètre par les institutions chargées de la santé publique « . Autrement dit, privés de nos repères proxémiques habituels, il nous faut respecter la distance sociale. En réalité, en inventer une nouvelle, une bonne. A partir de 1,20 mètre selon Edward Hall. Les distances intime et personnelle sont, elles, devenues dangereuses.  » On doit réinventer des gestes et des rituels de salutation, parce qu’ils nous sont essentiels. Mais personne ne sait vraiment ce qu’il faut faire et à quoi va ressembler le déconfinement « , estime Benoît Dardenne.

Ainsi, du jour au lendemain, la bise et la poignée de main ont disparu. Se serrer la pince pourrait bien revenir plus tard. Son usage s’avère très courant chez nous et, en cas de doute, il est possible de laver l’objet de suspicion. En revanche, pour le bisou, rien ne dit qu’il reviendra de sitôt, puisqu’il exige une proximité des joues. Déjà avant la pandémie, les bises se faisaient plus rares, au bureau, par exemple.  » J’imagine qu’elles disparaîtront durant un certain temps : c’est bien dans l’air du temps de voir le corps de l’autre comme menaçant.  » Possible aussi qu’elles soient, demain, exclusivement réservées aux proches. Pour s’ancrer fortement ou pas, ces changements sont soumis au temps que durera le risque pandémique.

Mais parce que c’est difficile de faire autrement, les individus recréent des rituels de contact. De fait, ceux-ci font partie d’une chaîne de comportements sociaux obligatoires. Ils sont nécessaires car ils disent de façon symbolique à nos interlocuteurs :  » Je vous reconnais, vous faites partie de mes connaissances, vous existez, vous n’êtes pas un individu transparent.  » Parmi les nouveaux rituels, on a ainsi vu le footshake – tapotement des pieds – et le elbow bump – claquement des coudes. Benoît Dardenne conclut finalement assez vite :  » C’est le meilleur code qui survivra.  »

Privés de nos repères proxémiques habituels, il nous faut respecter la distance sociale. En réalité, en inventer une nouvelle.
Privés de nos repères proxémiques habituels, il nous faut respecter la distance sociale. En réalité, en inventer une nouvelle.© BELGA IMAGE

 » Le masque abîme la métacommunication  »

Les études montrent que, dans nos sociétés occidentales, les personnes les plus susceptibles d’être touchées sont les partenaires et celles qui forment le noyau familial. Dès lors, le mètre et demi risque de refroidir les relations amicales et familiales. D’après Edward Hall, quand on quitte la distance  » personne  » pour la distance sociale, des détails du visage nous échappent, comme les petites rides, les odeurs, la chaleur… De si  » loin « , en plus de se refroidir, les rapports sous Covid-19 sont appauvris. Pour Martine Vermeylen, psychologue clinicienne et présidente de l’Union professionnelle des psychologues, on peut bousculer nos repères, mais jusqu’à un certain point.  » Plus on est dans la sphère de l’intime, plus on s’éloigne des règles.  »

C’est bien dans l’air du temps de voir le corps de l’autre comme menaçant.

Plus encore que la distance sociale, plus terrible que la remise en question de la poignée de main ou du baiser sur la joue, c’est le masque. Ce bout de tissu risque de devenir un ustensile commun durant une longue période et en toute situation. Il ampute la moitié du visage. Bien sûr, il n’empêche pas de parler. Mais pour ce qui est du langage muet, c’est plus limité.  » Derrière le masque, nous perdons tous les indices de la métacommunication « , relève Benoît Dardenne. Ces  » horloges  » de rapports sociaux, ces mimiques, ces sourires, ces moues, ces expressions, cette foule d’informations non verbales qui permettent de s’ajuster à ce que l’autre dit, sont perdus. Ainsi  » il nous arrive souvent de faire une remarque piquante, le sourire aux lèvres, pour indiquer que l’on se situe dans la plaisanterie « , ajoute le professeur de psy- chologie sociale. Il nous faudra inventer de nouveaux indices de métacommunication, à l’exemple des smileys qui accompagnent nos messages.  »

« Chacun devient un ennemi potentiel »

Au-delà de ces comportements quotidiens, serons-nous plus méfiants les uns envers les autres ? Ou serons-nous plus bienveillants ? Il existe des études sur les populations au lendemain d’une guerre ou d’un conflit. Elles montrent une tendance vers plus de collectif et de générosité à l’intérieur des groupes. Mais ce qui apparaît inédit dans cet événement extraordinaire, c’est que cette centaine de centimètres concerne tout le monde, toutes les catégories, tous les âges. Pire :  » Chaque individu, soi-même, le compagnon, l’enfant, la grand-mère, se révèle un « ennemi » potentiel, porteur d’un virus invisible « , souligne Benoît Dardenne. Chacun doit composer désormais avec ça. Et donc, bien évidemment, rôde cette peur. La question est alors de savoir à qui faire confiance.  » Un inconnu va sembler plus dangereux que notre soeur ou notre meilleur ami. Ce n’est pas très rationnel et cette confiance vite gagnée peut conduire à moins de précautions envers des proches et devenir problématique dans la propagation de la maladie.  » C’est un peu comme faire l’amour. Au début, les amants ne se connaissent pas et se protègent. Puis, après, dès qu’ils estiment qu’ils se connaissent mieux, ils n’utilisent plus de préservatif, alors qu’ils ne savent pas si l’autre est malade ou non.

La crise du coronavirus accouchera-t-elle alors d’une  » génération Covid « , comme le sida a engendré une  » génération capote  » ? Ici encore, cela dépendra de la durée. Si la crise devait s’étendre, les jeunes auront connu un processus de socialisation différent et une rupture avec un passé. Seront-ils plus technologiques et moins sociaux ? Plus sociaux et centrés sur l’essentiel ? Des mutants, comme certains virus, en somme.

Le bureau dans le monde d’après

La vie après le coronavirus: nos habitudes, conventions et relations sociales vont-elles changer?
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Muter, c’est aussi le défi qui semble attendre les bureaux d’entreprises. Fini l’open space, présenté comme moderne, parce qu’encourageant l’égalité et la transparence. Tout comme les flex desk (bureau partagé), imaginés pour rentabiliser l’espace. A l’heure du coronavirus, ces lieux de proximité représentent des zones de danger. Aucune envie de se mélanger aux collègues, devenus possibles sources de contamination.

En réalité, l’open space était déjà sur la sellette, parce qu’on a constaté qu’il crée aussi de la solitude et de la dépression. Le virus risque bien de le tuer. A moins d’installer des cloisons en plexiglas. Mais avoir un bureau rien qu’à soi et protégé des autres, c’est fini aussi. La chasse aux mètres carrés ne s’arrête pas avec l’épidémie : l’immobilier pour une entreprise n’est pas un poste rentable.

Il semble, en revanche, que le flex desk, lui, n’est pas au bout de sa vie. Son avantage ? Facile à désinfecter, à l’inverse d’un open space, où traînent dossiers, photos de famille, tasses à café. D’autant qu’un autre lieu s’est imposé : la maison. Moins cher pour l’entreprise, le télétravail avait déjà été mis sur le tapis par les enjeux climatiques et les embouteillages. Bref, dans la vie d’après, le salarié ira au boulot quand sa présence sera vraiment, vraiment importante.

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