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Faire les choix les plus intéressants, pas les plus faciles: portrait de Guy-Bernard Cadière, chef de service au CHU Saint-Pierre

Chef de service au CHU Saint-Pierre, Guy-Bernard Cadière est également le fidèle acolyte de Denis Mukwege, le gynécologue qui « répare les femmes » dans l’est du Congo. Depuis dix ans, il le rejoint régulièrement pour opérer mais aussi former des praticiens locaux à Panzi, l’hôpital fondé par le Prix Nobel.

Le chirurgien vient à peine de rentrer de sa dernière mission, particulièrement difficile tant par les cas rencontrés que par le nombre d’opérations effectuées avec son équipe – en moyenne vingt-cinq par jour, de 7 h 30 à 22 heures. Très investi dans son métier et dans ses combats, Guy-Bernard Cadière ne se plaint pourtant jamais et balaie d’un revers de la main les compliments relatifs à son implication dans les causes qui le mobilisent: les inégalités sociales, la situation dramatique de l’Afrique, le poids des multinationales et l’hyperconsommation qui nous « anesthésie ». Le chef de service du CHU Saint-Pierre, à Bruxelles, défend d’ailleurs avec conviction l’intérêt des patients face au poids grandissant des Big Pharma, ces géants de l’industrie pharmaceutique accusés de s’allier entre eux pour préserver leurs bénéfices. Récemment, il prenait encore position contre les brevets liés aux vaccins anti-Covid, qui, selon lui, « devraient appartenir au domaine public ».

Son plus gros risque: Après avoir développé un robot pour des interventions chirurgicales, j’ai exprimé mes doutes, en 2004, sur le fait qu’il apportait un bénéfice réel pour le patient. Ce jour-là, je me suis grillé à vie dans le milieu des entreprises robotiques.

Mais on l’a dit, Guy-Bernard Cadière n’est pas du genre plaintif. Pas même face à l’horreur qui le marque profondément lors de chacun de ses voyages au Kivu, les massacres des populations, les femmes, enfants et bébés violés et mutilés. Il estime être entouré de gens qui font des choses « mille fois plus extraordinaires que lui ». Denis Mukwege, déjà, qui ne l’inspire pas moins que Nelson Mandela, mais aussi, par exemple, l’instrumentiste qui l’assiste à Panzi. Le Congolais parcourt matin et soir les vingt kilomètres qui séparent l’hôpital de son domicile, tout en évitant de se faire rançonner en chemin. Et le tableau est assez similaire pour les autres locaux qui travaillent à Panzi.

Comme dans Flying doctors

Chef de service, professeur d’université régulièrement invité à titre d’expert dans des colloques se tenant aux quatre coins de la planète, fondateur de l’European School of Laparoscopic Surgery: aujourd’hui, on peut dire que Guy-Bernard a réussi. Pourtant, les chapitres qui précèdent furent de sacrés défis de vie, d’autant plus si l’on songe qu’il a failli perdre la sienne à plusieurs reprises. Enfant, il se rêvait « flying doctor », comme dans la série australienne éponyme mettant en scène un service soignant les populations africaines. Une fois inscrit en médecine – à L’ULB, où désormais il enseigne – il soutient la cause maoïste et, comme de nombreux étudiants, refuse de faire son service militaire. Sauf que, le statut d’objecteur de conscience n’étant alors pas très clair sur certains points, le risque est grand de passer pour un déserteur. Sur les conseils de son père, il accomplira ses stages à l’étranger, direction naturellement la Chine pour quelques mois – « une expérience pas si extraordinaire que cela », se souvient-il – avant de déposer ses valises dans un hôpital de Bujumbura. Hasard de la vie, Denis Mukwege y travaille au même moment mais les deux hommes ne se rencontreront pas.

Au Burundi, Guy-Bernard Cadière tombe profondément amoureux de l’Afrique. A tel point que, de retour à Bruxelles, il déclare à son meilleur ami Claude, métis congolais, qu’il veut vivre avec des Africains, monter un groupe de reggae avec des Africains et épouser une Africaine. Et son plan se déroulera comme il l’entend. Le groupe rencontrera un certain de succès – Cadière est un assez bon saxophoniste – et, grâce à Claude, il rencontrera Lisette, elle aussi une étudiante en médecine croisée jadis sur le campus de l’ULB et farouche défenseure de la cause des Black Panthers. Ils auront deux enfants et passeront trente années de leur vie ensemble.

Son mantra: « L’amour est l’ultime aventure. »

Jeune chirurgien, il débute sa carrière à Saint-Pierre tout en poursuivant son parcours musical en tant que saxophoniste de Viktor Lazlo. Médecin le jour, dans un avion le soir, il rejoint la chanteuse sur les scènes européennes les plus prestigieuses. C’est alors que les « tourneurs » le repèrent et le prennent comme médecin particulier de célébrités de l’envergure d’un Prince ou d’un David Bowie lors de leurs tournées. Deux fonctions pas si éloignées l’une de l’autre, estime Guy-Bernard Cadière: « La médecine soigne le corps, la musique est la médecine de l’âme. » Or, sa motivation initiale est la même, à savoir « faire des choses passionnantes mais qui sont utiles aux autres ». Un café à la main, il poursuit son raisonnement et explique que, s’il est plus facile pour un médecin de justifier son utilité dans la société, il ne faut pas perdre de vue l’importance capitale des artistes qui, « par le bien-être qu’ils procurent aux autres, ont, eux aussi, un rôle capital à jouer ».

Faire les choix les plus intéressants, pas les plus faciles: portrait de Guy-Bernard Cadière, chef de service au CHU Saint-Pierre
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Trois ans à vivre

A 30 ans, pourtant, c’est la déflagration. On lui diagnostique une leucémie myéloïde incurable, conséquence des radiations à répétition subies dans une salle d’opération équipée d’un appareil de radiographie défectueux. Le verdict tombe: plus que trois ans à vivre. Face au syndrome de Philadelphie, une seule échappatoire possible: tenter une greffe de moelle épinière, avec 50% de chances de survie. Alors, ce père de deux jeunes enfants tente le tout pour le tout ; chimiothérapie, radiothérapie « en full body » et puis opération suivie d’un confinement d’un mois en bulle stérile, l’objectif étant que son corps se remette à fabriquer des globules blancs. Confronté à la mort, et plutôt que d’observer passivement l’évolution de ses défenses immunitaires, Cadière creuse la question de la chirurgie minimale invasive qui en est alors à ses balbutiements. Depuis sa bulle, il se met à dessiner des instruments chirurgicaux susceptibles d’améliorer ce type d’interventions et réfléchit à « comment guérir sans ouvrir ».

Sa plus grosse claque: « D’abord mon absence totale de mémoire, un handicap profond pour apprendre les langues. Plus important, avoir été trop égocentrique à un moment de ma vie, ce qui m’a rendu peu disponible pour la mère de mes enfants, qui avait besoin de moi. »

Dans le milieu, les pontes iront jusqu’à le traiter « d’assassin ». Pourtant, ses prototypes amélioreront la chirurgie digestive, son domaine, qui deviendra par la suite la laparoscopie, une technique dans laquelle le praticien excelle et s’impose comme l’un des spécialistes mondiaux. La pince ou « forceps Cadière », pour laquelle il n’a pas déposé de brevet, reste à ce jour l’une des plus vendues au monde. Après les instruments laparoscopiques, le spécialiste s’intéresse aux robots et à leurs capacités à rendre les interventions chirurgicales plus précises encore. Avec deux confrères, il en met un au point, à destination des blocs opératoires du monde entier. Dans les faits, seuls les hôpitaux les plus riches sont capables de se les offrir. Cadière voit là l’émergence d’une « médecine de nantis » alors que rien ne prouve que l’intervention du robot apporte de meilleures chances de survie que la main de l’homme. « Faire croire le contraire était une manipulation pour vendre des machines et moi, je suis médecin. Pas représentant de commerce. » Le chirurgien largue son robot et revend ses actions, celles qui auraient fait de lui un millionnaire aujourd’hui.

Entre-temps, la maladie a commencé à prendre ses distances mais ce n’est que récemment qu’elle l’a définitivement quitté. Trente ans de récidive, tout de même. A l’évocation de la responsabilité de l’hôpital qui « l’irradiait », il confie ne pas avoir de haine car « le pardon, c’est la libération du prisonnier qui est à l’intérieur de soi ». Ce qu’il retient de cet épisode de vie? Une prise de conscience de sa propre finitude. « Ma maladie fut une chance, depuis je ne suis plus allé qu’à l’essentiel. Je ne m’embarrasse pas de choses futiles ni de gens toxiques, je ne vais que vers ce qui est susceptible d’améliorer mon bonheur. Je garde aussi à l’esprit que si l’on n’est pas guidé par l’amour et le partage, la vie n’a pas de sens. »

Après la scène, après la maladie, Guy-Bernard Cadière s’est retrouvé à opérer aux quatre coins du monde, parfois en zone de conflit, comme au Liban à la fin de la guerre où une bombe tombera non loin de lui, au Cambodge où le bloc opératoire sera pris sous les rafales de balles, au Brésil où il sera kidnappé dans les favelas avant de subir des mésaventures du même ordre au Congo. Il ne sait pas s’il a eu de la chance dans l’existence, tout ce qu’il consent à dire « c’est que l’important est de rester aligné avec ce que l’on est, de parvenir à faire des choix sans être guidé par un plan de carrière ou la réussite financière. J’ai toujours fait des choix qui me paraissaient les plus intéressants, jamais les plus faciles. ». Un parcours digne d’un roman et les éditeurs ne s’y sont pas trompés. Un livre (1) et une BD (2) retracent déjà son travail au côté de Denis Mukwege à Panzi, tandis qu’un film « made in hollywood » est en projet. Les rôles titres? Ils seront tenus par de grands noms, mais Guy-Bernard Cadière ne s’en souvient plus. Sans doute parce qu’au fond, cela lui importe peu.

(1) Réparer les femmes, par les Dr. Denis Mukwege et Guy-Bernard Cadière, éd. Mardaga, 2019, 156 p.

(2)Kivu, par Jean Van Hamme et Christophe Simon, Collection Signé Le Lombard, 2018, 63 p

Ses 5 dates clés

  • 1963: « Je joue avec deux copains, Ghislain et Yves, quand ma mère me rappelle pour faire mes devoirs. Cinq minutes plus tard, le premier prend l’arme de son père et tue le second. »
  • 1968: « A travers la télé, la famine au Biafra. Des images qui m’ont traumatisé à vie. »
  • 1979: « Je fais mes stages au Burundi et je tombe « amoureux » de l’Afrique. »
  • 1983: « Ma femme rentre au Congo et me fait savoir qu’elle est malade mais que c’est une bonne nouvelle, j’apprends alors que je vais être papa. »
  • 1989: « Je reçois ma greffe de moelle, le jour de la chute du mur de Berlin. Confiné dans ma bulle stérile, j’invente les instruments qui me permettront d’opérer sans ouvrir. »

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