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Emmanuel de Becker, pédopsychiatre: « Je redoute ces fermetures de classes »

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

La crise sanitaire a affecté la santé mentale de nombreux enfants et adolescents, de retour à l’école après des mois de stress, d’incertitudes et d’isolement social. Emmanuel de Becker, pédopsychiatre, est confronté à des situations familiales inattendues.

Psychiatre pour enfants et adolescents aux Cliniques universitaires Saint-Luc (UCLouvain), Emmanuel de Becker est l’un des signataires d’une lettre ouverte collective adressée fin août aux décideurs politiques. Une soixantaine de scientifiques et d’académiques y appellent à revoir la gestion de la crise sanitaire. Les élèves, constatent-ils, font partie des « victimes collatérales » des mesures adoptées. « Des restrictions d’espace et de temps de détente, de jeux ou de relations sociales ne doivent plus exister.  » Une pierre dans le jardin de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui impose depuis la rentrée scolaire les règles de distanciation en primaire et secondaire, et le port du masque toute la journée pour les élèves du secondaire.

Cette crise nous oblige à prendre en compte la singularité de chaque individu

En tant que pédopsychiatre, qu’est-ce qui vous contrarie dans ces mesures sanitaires ?

Il faut sortir de la pensée unique, qui participe au climat anxiogène. Les mesures prises pour la rentrée scolaire me laissent perplexe. Depuis des semaines, la task force pédiatrique belge insiste pour que cette rentrée se déroule de la manière la plus classique possible. On en est loin. Je ne suis pas favorable au port du masque dans les écoles. Il a un impact négatif sur les relations sociales. Le visage est le reflet de notre personnalité et de nos émotions.

Les ministres en charge de l’Education et de la santé à l’école ont prévu de fermer une classe pendant quatorze jours à partir de deux cas confirmés de Covid-19. Votre réaction ?

Je redoute ces fermetures de classes, et je suis même convaincu qu’il y en aura. J’espère que les mesures adoptées pour cette rentrée scolaire ne seront pas maintenues pendant des mois. Bien sûr, le virus reste potentiellement agressif. Le risque zéro n’existe pas. Mais les avantages de la scolarisation doivent prévaloir sur le risque de contamination. Toute l’attention a été portée jusqu’ici sur la menace virale, alors que nous devons mettre en avant la santé mentale des enfants et des adolescents. La crèche, l’école et les activités parascolaires leur permettent de se socialiser, d’être en lien avec les autres. C’est le message que doivent faire passer les autorités politiques et sanitaires. D’autant que certains parents, qui estiment ne pas y voir clair dans les risques sanitaires, hésitent à renvoyer leurs enfants à l’école, ou ont même planifié l’école à domicile. Le confinement isole les jeunes dans un milieu non adapté, qui ressemble à une forêt amazonienne, alors qu’ils sont, comme tout humain, des êtres de savane.

Que voulez-vous dire ?

La forêt amazonienne est un milieu dense, impénétrable, sans perspective. Nous avons besoin d’un horizon plus large, celui qu’offre la savane, pour explorer le monde, être en lien avec les autres humains. Le destin de nos enfants est de sortir de la bulle familiale pour se confronter aux tiers, à la société, et faire des projets. Les parents, grands-parents, formateurs et autres adultes tutélaires ont pour mission de les encourager à intégrer des groupes d’appartenance : les amis, la classe, les activités parascolaires… Les maintenir à la maison par peur de la persistance de la pandémie conduit à des comportements régressifs. La famille est un nid que le jeune est appelé à quitter. Si les parents contrecarrent cet élan naturel, des troubles peuvent survenir.

Emmanuel de Becker, pédopsychiatre à l'UCLouvain.
Emmanuel de Becker, pédopsychiatre à l’UCLouvain.© DR

Quels troubles ?

La crise a amplifié l’angoisse existentielle de nombreux jeunes. Leurs parents sont là, en principe, pour les rassurer. Mais comme la plupart des adultes sont eux-mêmes stressés par les conséquences sanitaires et économiques de la pandémie, ils n’ont pas toujours joué ce rôle de  » pare-angoisse « . La rentrée scolaire est une épreuve pour les enfants et adolescents qui, depuis mi-mars, ont adopté un mode de fonctionnement auquel ils ne renonceront sans doute pas facilement. Tout individu est tenté par l’homéostasie, le repli sur ce qu’il connaît. Retourner dans le monde et se conformer aux règles suscite, chez certains jeunes, de l’anxiété, des difficultés relationnelles, de l’agressivité, sans parler de ceux pour lesquels l’insécurité ambiante a déclenché des symptômes latents : troubles du sommeil, anorexie, ou toc, les troubles obsessionnels compulsifs.

Quels sont les jeunes qui s’en sortent le mieux ?

En consultation, se constate l’effet salutaire des camps d’été sur les enfants et adolescents qui y ont participé, alors qu’il y a pourtant eu débat sur le maintien de ces activités en temps de coronavirus. En revanche, beaucoup d’autres jeunes, rarement sortis de leur chambre ces derniers mois, sont restés scotchés à leurs écrans. En général, les parents n’interviennent pas face à un usage abusif de l’écran, car ils n’ont pas d’autre activité à proposer à leur enfant et craignent la confrontation. Attention, je ne condamne pas pour autant les réseaux sociaux : grâce aux groupes Whats-App et autres, des adolescents solidaires ont pu soutenir les élèves les plus isolés de leur classe. Mais un échange virtuel ne remplacera jamais le contact physique.

Les jeunes psychologiquement les plus fragiles sont ceux qui ont été les plus affectés par cette crise sanitaire ?

Pas forcément. Cette crise nous oblige à prendre en compte la singularité de chaque individu. Elle révèle des comportements camouflés, enfouis. Des jeunes qui semblaient solides, plein de projets, se sont révélés perméables à l’angoisse. D’autres, plus fragiles, qui suivaient une thérapie, ont traversé cette pandémie avec sérénité, ou du moins sans troubles anxieux majorés. Ils se sont entourés d’une bulle et ont laissé la crise à l’écart de leur vie. Autre constat qui m’a surpris : des situations de maltraitance familiale, dans des milieux touchés par l’alcoolisme et le chômage, se sont apaisées pendant la crise. Cela semble paradoxal. Pourtant, loin du stress des contraintes scolaires, qui tendent les relations parents-enfants, les uns et les autres ont appris à mieux se connaître. Une mère m’a confié que grâce au télétravail et au fait qu’elle avait  » cessé de courir partout « , elle a découvert que son enfant de 3 ans était quelqu’un avec qui elle pouvait dialoguer. La crise n’a pas eu que des conséquences négatives.

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