Pour retrouver les "supercontaminateurs", les enquêteurs sanitaires cibleront particulièrement des hot spots potentiels: des espaces fermés et à forte affluence. © belgaimage

Covid: faut-il miser sur le traçage rétrospectif?

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Plusieurs scientifiques estiment qu’il faut désormais changer de stratégie de traçage et pister les « supercontaminateurs ». Explications.

Imaginez que vous êtes testé positif à la Covid-19. Dans ce cas de figure, les agents sanitaires du call center sont censés vous appeler pour vous demander les coordonnées de toutes les personnes avec qui vous avez été « en contact rapproché jusqu’à deux jours avant l’apparition des premiers symptômes ». C’est le traçage classique, « prospectif », mis en oeuvre en Belgique depuis le mois de mai dernier, comme dans de nombreux pays, pour casser les chaînes de transmission.

Et si on avait tout faux? Si ce n’était pas la meilleure stratégie? Désormais, des scientifiques prônent une autre méthode: chercher la personne à l’origine d’une contamination, celle par qui vous avez été contaminé. Bref, se placer du côté des « sources », en amont, pas en aval, pas du côté des « cibles », susceptibles d’être infectées. C’est le principe du traçage « rétrospectif », développé à Taïwan, en Corée du Sud ou au Japon, des pays plus épargnés que l’Europe et cités comme modèles par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Plusieurs études, certaines au stade de preprint (des articles pas encore parus ni validés par des pairs) postées sur le site arXiv, estiment que cette stratégie est « profondément plus efficace » et permet d’empêcher « une part significative de nouvelles transmissions ».

10% des malades seraient responsables de 80% des infections.

Si le traçage rétrospectif semble plus performant dans le cas du Sras-CoV-2, c’est en raison des spécificités du nouveau virus. Depuis longtemps, les épidémiologistes savent que la dynamique d’une pandémie obéit aux lois froides de la physique. C’est-à-dire que si le nombre moyen d’infections secondaires est supérieur à 1 (un sujet infecté contamine plus d’une personne), l’épidémie repart. Si ce paramètre, le fameux RO, est plus bas, elle diminue. D’un peu plus de 3 au début de l’épidémie, en mars, il a chuté à 0,6, avec le confinement et les mesures sanitaires.

Mais ce RO demeure une moyenne et varie fortement selon les individus et l’ampleur de ces disparités, c’est ce que calcule le coefficient k. Plus le paramètre kappa s’approche de 1, plus la répartition des infections est uniforme et colle à RO. Plus il affiche une valeur basse, inférieure à 1, plus une petite partie de malades est à l’origine d’un grand nombre de contaminations. D’après les analyses, encore réduites, visant à estimer ce coefficient de dispersion, il serait assez faible, inférieur à 0,5. A Londres, l’équipe d’Adam Kucharski, de l’Ecole d’hygiène et de médecine tropicale, a ainsi modifié les modèles épidémiologiques simples pour introduire cette variabilité individuelle. Les chercheurs estiment que trois quarts des contaminés n’auraient pas transmis le Sras-CoV-2. A l’inverse, 10% des malades seraient responsables de 80% des infections. Et, parmi ces 10%, il y a ceux que l’on qualifie souvent de « supercontaminateurs » et qui causent des flambées. Ils peuvent infecter des dizaines, voire des centaines de personnes, et créer des chaînes de transmission qui en toucheront très rapidement des milliers d’autres, à l’exemple de la « patiente 31 » qui, en Corée du Sud, a contaminé, lors de deux services religieux, 830 adeptes. C’est ce qu’on a vu aussi à Milan, avec le match de la Ligue des champions opposant l’Atalanta Bergame et Valence le 19 février, qui a pu être l’accélérateur de l’épidémie en Italie. Le 24 février, l’Italie du Nord entre en quarantaine. En Belgique, des experts et des soignants, dont Marius Gilbert et Philippe Devos, s’interrogeaient déjà sur le maintien de la Foire du livre (du 5 au 8 mars) et du salon Batibouw (du 27 février au 7 mars). A-t-on eu tort? Ils furent probablement un point de bascule, un facteur important de diffusion.

L’erreur repose sans doute sur un fondement théorique, cité ci-dessus, le paramètre k. Au départ, des experts, en Europe surtout, ont retenu d’emblée le modèle de la grippe, dont k est élevé et, par conséquent, proche de RO: dans le lexique scientifique, on dit que la propagation de la grippe connaît une dynamique déterministe. Les scientifiques imaginent, en ayant épluché les épidémies d’hier, sa trajectoire et son évolution. Rien à voir pourtant avec le Sras-CoV-2. Son k, on l’a dit, est peu élevé, et sa dynamique, stochastique, guidée par le hasard: le pathogène émerge en clusters et en événements superpropagateurs. A l’image du Sras-Cov-1, lui aussi un pathogène surdispersé: la majorité des malades ne l’ont pas transmis, mais des événements localisés ont causé la plupart des éclosions. Un autre coronavirus cousin du Sras, le Mers, semble également surdispersé. Or, il semble qu’en Europe, à la différence de l’Asie, cette donnée a tardé à être prise en compte dans la façon de penser la pandémie et de mettre en place une politique préventive, entre autres parmi les politiques et les autorités sanitaires. Une réaction somme toute logique. « Dans les sociétés occidentales, le manuel de la pandémie était axé sur la grippe pandémique », explique Steven Van Gucht, virologue à l’Institut de santé publique Sciensano.

Meilleur rendement mathématique

Dès lors, puisque la Covid-19 présente une dynamique stochastique, « cela signifie que si je détecte un cas en routine, j’ai très peu de chances d’avoir affaire à un superpropagateur, résume le professeur Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale, à l’université de Genève, et spécialiste de la modélisation des maladies infectieuses. Cela signifie aussi que la probabilité est plus élevée pour celui qui a contaminé mon cas, surtout s’il l’a contaminé dans un lieu clos, bondé, mal ventilé, sans distance physique« . Il faut donc le trouver en partant des individus que ce « patient zéro » a contaminés.

Le temps d’incubation entre l’infection et la survenue de symptômes étant d’au moins deux jours, le principe reste de tracer le parcours de la personne positive en remontant dans le temps et en démarrant 48 heures avant le début des signes. Les enquêteurs sanitaires vont particulièrement cibler des lieux connus pour être des hot spots potentiels, soit des espaces fermés, bruyants et à forte affluence. En effet, comme il peut y avoir de nombreux événements à analyser, ils doivent se concentrer sur ceux favorables à la diffusion du virus. « Si mon suspect est positif, le jackpot n’est pas loin, poursuit Antoine Flahault. Vous convoquez tout le petit monde qui a côtoyé le cas index suspecté: quarantaines strictes, tests et, si positifs, isolements bien sûr. Vous avez cassé le début d’un peut-être mégacluster. »

Tokyo, notamment, a développé le traçage
Tokyo, notamment, a développé le traçage « rétrospectif ». Le Japon fait partie des pays les plus épargnés et est cité en modèle par l’OMS.© getty images

Fatalement, et par extension, en retraçant les interactions du malade avant qu’il ne soit infecté, puis en les cartographiant et en les recoupant avec celles d’autres patients contaminés, on met le doigt sur les sources d’infection communes, c’est-à-dire les personnes mais aussi les lieux qui sont à l’origine d’un cluster. Or, en Belgique, les données manquent sur les contaminations (lire Bars, restaurants, transports en commun: « où » attrape-t-on la Covid ? ). L’Agence wallonne pour une vie de qualité (Aviq), l’organisme flamand Zorg en gezondheid ou encore l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE) dévoilent chaque semaine des informations sur les clusters. Mais, depuis le déconfinement, ces foyers d’infection ne représentent qu’une petite partie émergée de l’iceberg. C’est-à-dire que l’immense majorité des personnes positives ne sont pas rattachées à un lieu, et on ignore comment elles se contaminent. L’intérêt pour une stratégie de santé publique semble, pourtant, évident: cibler les populations les plus à risque ou les personnes les plus infectantes peut être plus efficace que de cibler tout le monde, comme lors d’un confinement généralisé. Identifier les plus gros lieux de contaminations permettrait aussi d’adapter les restrictions et de restreindre les mesures les plus dures, comme l’impossibilité totale d’accueillir du public à un type d’événements.

Une stratégie qui permet aussi d’éviter un débordement des services de dépistage et de traçage.

Tout cela, le professeur Antoine Flahault le résume en une formule: « Si 80 à 90% des cas contaminent 0 ou 1 cas, on n’a pas à se fatiguer à tracer leurs contacts. Ils ne nous inquiètent pas. En revanche, il faut tout mettre en oeuvre pour stopper la propagation causée par les 10 ou 20% restants. » Seulement, pour passer à un traçage rétrospectif, il faut être capable d’aller vite ; agir dans les 24 heures, avant que tout n’essaime. Pour ce faire, des tests rapides seraient « très suffisants, voire plus intéressants car… rapides », quitte à devoir confirmer le diagnostic par un test PCR, si un patient devait présenter des complications ou bénéficier de soins spécifiques.

Cette stratégie se révèle, par ailleurs, plus efficace, en période de forte augmentation de cas, puisqu’elle permet d’éviter un débordement des services de dépistage et de traçage: ce que peu de pays ont réussi à contourner, la Belgique en tête. Demander aux autorités sanitaires qu’elles se consacrent prioritairement au traçage rétrospectif, « c’est soulager leur job », selon le spécialiste. Surtout, le rendement mathématique s’avère nettement plus rentable. « Le « rendement » mathématique du traçage prospectif est de l’ordre de la valeur moyenne R0, soit de 2 à 3. Alors que celui du traçage rétrospectif est de l’ordre du R0 des événements superpropagateurs, c’est-à-dire, 10, 20, ou beaucoup plus. Voilà pourquoi c’est la priorité! »

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