Thierry Fiorilli

Coronalove : « Loin des corps, pas des coeurs »

Thierry Fiorilli Journaliste

S’aimer au temps d’un virus chinois. Episode 2 : la famille.

C’est une tribu. Diaspora à elle seule. Un à Londres, un à Madrid, un aux Canaries, un aux Pays-Bas, ceux d’ici et ceux d’Italie. Une grande famille, avec des tout-petits et des octogénaires. Un clan. Né d’exils, de tournées et de chasses au trésor. Aux grandes occasions, tout le monde trace vers un même port. Un même phare. Et puis maintenant, tout le monde est enchaîné sur ses terres. Entre ses murs.

Ça fait longtemps qu’on n’est pas tous au même endroit mais c’est la première fois qu’on ne peut rien pour les autres. Juste donner des nouvelles, des blagues, des recommandations, des chansons, des photos. Des miettes de quotidien. L’arbre en fleurs, l’enfant qui dort, la gamine qui lit, le chien, le gâteau, le cours virtuel. C’est la première fois qu’on n’est pas au même moment, aussi. Certains sont déjà en plein tsunami. Les autres dressent encore digues et remparts.

A Londres, Thomas raconte que ça va, moi je ne dois pas rester confiné, mais à l’hôpital on a dû installer des soins intensifs dans des coins pas faits pour ça, mais bon, on se serre les coudes.

A Madrid, Stef essaie de ne plus regarder les news parce que nous ça va mais dehors c’est le cauchemar, et quand on le voit par Skype on dirait un otage qui lit les revendications des ravisseurs.

A Follonica, Giorgio répète qu’il espère que tout ira bien mais ses silences disent qu’il n’en croit rien. Un forte abbraccio a voi tutti.

A Tenerife, José s’énerve, tous ces crétins qui circulent encore mais, oui, ça va, on est enfermés mais en bonne santé, on va se revoir hein, tôt ou tard hein ? Hein ?

Depuis Bruxelles, Granny et Nonno assistent à l’agonie italienne, avec leurs gants, nettoient les poignées de porte, donnent le change, comme la dernière fois qu’on les a vus, deux minutes, on passait en voiture devant, on est resté à des mètres, c’était la première fois qu’on était ensemble sans s’étreindre. Comme derrière la vitre d’un parloir.

Aux vidéos-rassemblements de famille, un ne parvient pas à se connecter, un se débranche avant la fin, on n’est pas tous à l’écran, on parle en même temps, coucou !, en haut à gauche, Jude va bien ?, clic droit, DROIT, Melissa a pas répondu, t’as coupé ton micro !, elle est où Laura ?, vous mangez quoi ?, allez, ce la faremo, on se retrouvera en vrai, tous, à la Libération !, deux mois max !

Loin des corps, pas des coeurs. On montre qu’on s’aime. Même si ça n’immunise pas du drame. On sait que ce n’est plus du sable qu’on essaie de garder dans le poing. C’est du vent.

Mais on s’accroche. Avec Alain Damasio et La Horde du Contrevent :  » J’avais longtemps cru que je tenais à eux mais, comment dire ? aujourd’hui ce n’était plus vraiment ça : c’était qu’ils tenaient en moi. Ils me peuplaient, ils habitaient mon bivouac d’os et de nerfs. […] Le simple fait de les imaginer pouvoir mourir avait redonné à leur présence une lueur. Je m’étais juré ça : ne plus jamais oublier qu’ils pourraient ne plus être là demain. Les conséquences de ce petit serment furent prodigieuses pour l’acuité avec laquelle je recevais ce qu’ils étaient. Je découvris une nouvelle intensité – celle que la conscience effilée d’être accoudé chaque jour au parapet branlant de la mort donne. J’étais à nouveau émerveillable.  »

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