© PASCAL GARNIER

Vertiges de la mort

Premier minialbum dense marqué par la disparition de proches: la flamande Naima Joris impressionne dans ses textures vocales entre Portishead et Melanie De Biasio.

Les cinq titres du disque éponyme de Naima Joris (1) sont des caresses. Cataplasmes sur blessures qui menacent toujours de s’ouvrir. Crevasses sentimentales liées à la perte de deux proches: une belle-mère et une demi-soeur, précocement emportées par la Faucheuse. La musique apparaît comme en suspension. Les instruments – guitares, sax, euphonium – creusent des conduits amniotiques où la voix trouve refuge. Dans un global éloge de la lenteur où les rythmes évitent toute poussée inutile, voilà le chant de Naima. Là, les métaphores peuvent débarquer en toute intranquillité: organe fantomatique, timbre caverneux-agréable, larynx revenu des limbes. Et autres descriptions ayant du mal à cibler une façon à ce point organique de faire résonner la gorge en direct de l’âme.

J’ai beaucoup appris dans le bouddhisme… Ce qui nous donne le plaisir, aussi, d’être vivant.

Cet album est donc le résultat d’une souffrance physique, brutalement humaine. « Le premier titre du disque, Soon, explique Naima, vient du moment où, aux côtés de ma demi-soeur Saskia chez le médecin, celui-ci lui a dit qu’elle allait bientôt mourir d’un cancer, qui avait gagné le foie. Je l’ai accompagnée dans ses trois dernières semaines, jour et nuit. On était en avril 2018. » Même par téléphone, pas difficile de sentir qu’on est dans un domaine d’autant plus sérieux que notre interlocutrice a déjà auparavant connu une autre disparition brutale. Lorsque sa belle-mère meurt dans un accident de voiture, âgée de 39 ans à peine.

Dur karma. « De tout cela, j’ai essayé de faire un processus thérapeutique, poursuit Naima, mais cela a pris du temps. Celui aussi de pouvoir croire en mes propres chansons, qui ont été achevées avant le premier lockdown. J’avais trouvé des textes de Saskia après sa mort, et mon but premier a été de les mettre en musique, de façon intuitive et émotionnelle. Parce que je n’ai pas spécialement de grandes connaissances musicales. Je savais qu’elle écrivait – en anglais – mais je ne les avais pas tous lus. Notamment Bellybutton qui est sur le disque, où elle parle de ses sentiments face au cancer. »

Vertiges de la mort

Livre tibétain

Bien auparavant, il y a déjà un parcours musical plus ou moins conscient et familial. Née en septembre 1981, Naima, qui tient son prénom d’un titre de John Coltrane, grandit dans un environnement afro-jazz. Son père, le malinois Chris Joris, a entamé un parcours talentueux de percussionniste, aptitude ajoutée à des capacités de pianiste et de compositeur. De 11 à 18 ans, elle habite dans le sud de la France, le village voisin de celui où réside alors Nina Simone. D’où son français impeccable et un début d’études musicales au saxophone, qu’elle va prolonger au fameux Studio Jazz anversois et au Conservatoire de Bruxelles. Mais elle ne va pas au bout des cursus, se lançant dans une carrière de choriste/chanteuse qui la mène, par exemple, à collaborer avec Raymond van het Groenewoud, mais aussi avec la formation flamande Isbells.

Naima parle de « l’absence de refrains » dans sa musique, plaisante sur l’esprit de collage des chansons et du dialogue qu’elle construit parfois entre sa propre voix et son jeu de sax. « J’aime l’idée de silence, de calme. Alors je ressens davantage les choses, comme dans Missing You. Parfois, on ne veut pas ressentir la douleur de la perte de quelqu’un. Mais chanter un titre qui en parle vous ramène auprès de la personne disparue. Cela peut aussi être dangereux parce que vous pouvez glisser là-dedans et rester en dépression. »

Dans ce cheminement difficile, Naima découvre Le Livre tibétain de la vie et de la mort (par Sogyal Rinpoché, éd. de la Table ronde, 1992), basé sur un ouvrage tibétain du VIIIe siècle, sorte de manuel destiné à se préparer à la mort physique. « J’avais besoin d’un support, spirituel, même si, à la base, je ne suis pas religieuse. J’ai beaucoup appris dans le bouddhisme: la méditation, la conscience de soi, la vulnérabilité du corps et de la vie. Ce qui nous donne le plaisir, aussi, d’être vivant. Si on met de côté les croyances après la mort, le bouddhisme a exactement les mêmes valeurs que celles de la religion chrétienne. Les gens s’y rejoignent. Et on prend conscience que l’on peut être heureux avec un minimum de moyens. » C’est le cas de Naima qui a passé une partie du lockdown dans un petit village limbourgeois, chez sa tante. Revenue à Bruxelles, elle partage sa vie avec son amoureux. Dans un environnement qu’elle définit comme ceci: « Je vis modestement, apparemment au-dessous du seuil officiel de pauvreté en Belgique (rires), mais ce n’est pas grave. »

(1) Naima Joris, chez Pias.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire