Une souveraineté moderne et discrète

Par le jeu des pactes familiaux, les Nassau-Weilbourg accèdent au trône grand-ducal en 1890. D’emblée, ils se distinguent par un profond respect de la souveraineté nationale. Avec la grande-duchesse Charlotte, la famille devient un des moteurs de la cohésion du pays et inscrit la dynastie dans la durée.

Olivier Standaert et Philippe Galloy

Je ne suis qu’une machine à apposer des signatures.  » Adolphe de Nassau, fondateur de la dynastie nationale du Luxembourg, se confie en ces termes au kaiser de la puissante Allemagne voisine, Guillaume II. Nous sommes alors à la fin du xixe siècle. Et, entre les deux pays, les pouvoirs du prince régnant diffèrent totalement… Tout au long de ses cent dix-huit ans d’histoire, la maison grand-ducale s’est efforcée de rester hors des affres de la politique. Demeurer à l’écart de la mêlée, ne pas prendre parti… Les mots d’Adolphe, grand-duc de 1890 à 1905, peuvent sonner comme un désaveu, une espèce de spleen princier. Pourtant, ce respect de la souveraineté nationale explique notamment la popularité et la longévité de la monarchie grand-ducale.

En retracer l’histoire, c’est plonger dans la destinée d’un pays dont le sort fut décidé par les grands de ce monde, voici cent nonante-trois ans. Le congrès de Vienne (1815) fait du grand-duché un Etat indépendant. Sur le papier, seulement : Guillaume Ier d’Orange-Nassau, roi des Pays-Bas, gère le territoire comme l’une de ses provinces. En 1839, nouvelle rencontre diplomatique à Londres : on y réaffirme la souveraineté de la province et on y décide sa division. Sa partie francophone passe à la Belgique, tandis que sa partie germanophone forme le Grand-Duché, désormais autonome, mais en union personnelle avec les Pays-Bas.

En tout cas, la  » naissance  » de la dynastie se situe en 1890. Guillaume III des Pays-Bas meurt sans héritier mâle : la couronne grand-ducale revient dès lors à la famille cousine, les Nassau. Débute alors le règne d’Adolphe, en même temps que s’éteint l’union personnelle entre les Pays-Bas et le Grand-Duché.

Le nouveau monarque aurait pu intervenir davantage dans la politique. Car  » le coup d’Etat de Guillaume III d’Orange en 1856 donne au souverain une marge de man£uvre accrue « , note Jean-Marie Majerus, historien et spécialiste de l’histoire grand-ducale. Pourtant, Adolphe, âgé de 73 ans lorsqu’il monte sur le trône, n’use guère de ses prérogatives, pas plus que son fils.

Charlotte, icône majeure de la Résistance

Marie-Adélaïde, première souveraine à naître sur le sol national, s’écartera quelque peu de la diplomatie de ses ancêtres. La gauche libérale reproche en effet à la jeune grande-duchesse ses hésitations à signer la loi scolaire, en 1912. A l’inverse de ses aïeux protestants, elle reçoit, tout comme ses descendants d’ailleurs, une éducation catholique très marquée et ne cache pas ses divergences de vues avec les non-cléricaux. Durant la Première Guerre mondiale, elle marque encore plus ses positions en nommant un catholique au poste de Premier ministre, alors que les cléricaux ne sont pas majoritaires au parlement… Son règne s’achève subitement à peine l’armistice signée : peu soutenue par les Alliés, à la tête d’un pays déstabilisé par les troubles révolutionnaires en Allemagne, elle abdique.  » Le référendum qui suivra, en 1919, sera un tournant dans notre histoire , poursuit Jean-Marie Majerus. Les Luxembourgeois se prononcent à 80 % en faveur de Charlotte, s£ur de Marie-Adélaïde. La cause républicaine ne recueille que 20 % des voix. Ce vote fut capital : il donna à la famille grand-ducale une assise populaire unique en Europe. « 

Les déboires de Marie-Adélaïde serviront de leçon capitale à Charlotte. Cette dernière débute un long règne (1919-1964) dans un contexte délicat. Une révision de la Constitution limite davantage les prérogatives de la couronne. Elle perçoit l’importance de se tenir à l’écart de la vie politique. En 1940, elle fait face, comme sa s£ur en 1914-1918, au dilemme des monarques de petits pays en temps de guerre : doit-elle demeurer au pays occupé par les Allemands ou fuir à Londres et résister depuis l’étranger ? Sous l’impulsion du président américain Franklin D. Roosevelt, elle quitte l’Europe. Un choix judicieux. Aux Etats-Unis, son énergie fait merveille.  » She put Luxemburg on the map  » (Elle a fait exister le Luxembourg sur la carte), commenteront les Américains. Depuis l’Angleterre, elle s’adresse aux Luxembourgeois sur les ondes de la BBC et devient rapidement une icône majeure de la Résistance, y compris parmi la gauche. A la Libération, Charlotte rentre au pays et assied durablement sa popularité. Ceux qui revendiquent l’instauration d’une république se sont tus depuis longtemps. La grande-duchesse les a même invités au palais pour témoigner de sa bienveillance envers toutes les tendances politiques…

En 1961, Charlotte désigne son fils aîné Jean comme lieutenant-représentant.  » Il s’agit d’une sorte de suppléance, une manière de le préparer à son rôle de grand-duc « , précise Jean-Marie Majerus. Trois ans plus tard, Jean lui succède et devient le cinquième grand-duc de la dynastie Nassau-Weilbourg. La guerre lui a apporté une légitimité décisive auprès de la population, grâce à son engagement au sein des prestigieux Irish Guards de l’armée britannique. Quant à sa position dans les débats sociaux-politiques, elle est remarquable :  » Je ne lui connais aucun discours politique durant son règne, hormis ceux, traditionnels, de fin d’année et lors de la fête nationale « , lance Jean-Marie Majerus. Fervent catholique, Jean signera sans hésitation la loi dépénalisant l’avortement, en dépit, pourtant, de ses convictions. Car la Constitution luxembourgeoise n’autorise aucun procédé tel que l’impossibilité de régner…

En 1953, alors grand-duc héritier, Jean épouse Joséphine-Charlotte, fille aînée du roi des Belges, Léopold III.  » Une princesse quelque peu oubliée après son départ pour le Luxembourg, mais qui fut très appréciée chez nous tout au long de ses jeunes années « , rappelle Christian Koninckx, professeur d’histoire à la VUB. On dit parfois que cette union a définitivement apaisé les relations entre les deux pays. Il est vrai que la Belgique a longtemps eu des prétentions sur le Grand-Duché.  » Il existe encore un comité politique belge, qui se posait en faveur de l’annexion, en 1940, du Grand-Duché à la Belgique « , note Koninckx.

Les trente-six années de règne du grand-duc Jean s’achèvent en 2000. Sous son égide, le Luxembourg connaît quelques mutations de taille, comme la diversification industrielle, le développement du pôle financier et l’établissement progressif des institutions européennes. En octobre 2000, il cède le trône à son fils Henri, actuel grand-duc régnant. Une rupture s’opère alors par rapport aux règnes précédents.  » Il a pris davantage de risques « , détaille Jean-Marie Majerus. Comme son mariage avec Maria Teresa Mestre, fille d’un homme d’affaires cubain, ou le projet de vente des bijoux maternels à Sotheby’s, en 2006. Sous la pression populaire, Henri a annulé la vente et s’est publiquement excusé.

Mais ces  » affaires  » ont suscité le débat. Parmi les jeunes libéraux et écologistes, d’aucuns s’interrogent sur l’avenir de la maison grand-ducale. Selon Jean-Marie Majerus,  » on peut peut-être parler d’un certain désenchantement parmi quelques franges des jeunes générations, mais il ne s’agit pas d’un mouvement de fond. Ce qui est significatif, c’est que ce type de question était impensable voici quelques décennies, du temps de Charlotte… « 

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