Un dimanche en enfer

En 2008, la fraude du trader a failli emporter la Société générale. Dans un livre à paraître, l’un des responsables de la banque, Hugues Le Bret, raconte comment l’état-major a vécu – et surmonté – cet épisode. Un éclairage inédit.

La sentence est tombée, l’ancien trader de la Société générale, à l’origine du plus grand casse bancaire, Jérôme Kerviel a été condamné à cinq ans de prison, dont trois ferme, et à verser 4,9 milliards d’euros – la somme qu’il a perdue – de dommages et intérêts à son employeur. Au lendemain de ce jugement, l’ancien directeur de la communication de la Société générale, membre du comité exécutif, Hugues Le Bret, sort un livre (1) où il reconstitue, de l’intérieur, le film de la fraude qui ébranla l’un des principaux établissements financiers français.

 » Cet ouvrage est une affaire personnelle, précise l’auteur. C’est seulement ma vérité.  » Dans ce  » journal intime « , Le Bret ne cache rien des man£uvres de l’Elysée pour obtenir la démission du président, Daniel Bouton, ou du jeu de certains  » parrains  » du capitalisme tricolore, comme l’assureur Claude Bébéar, pour le déstabiliser. On apprend surtout que l’ancien n° 2 de la banque, Philippe Citerne, s’est désolidarisé des autres membres de la direction (voir page 58).

L’histoire commence le dimanche 20 janvier 2008, quand l’état-major du groupe apprend qu’un jeune trader a engagé la signature de la banque pour 50 milliards d’euros.

La fraude ne pouvait pas tomber plus mal. Le cumul de cette faille gigantesque et de l’annonce des 1,5 milliard de pertes pour les subprimes constituera un profit warning destructeur. C’est une double catastrophe et le calendrier coince la banque : nous n’avons pas le temps de nous retourner.

Jean-Pierre Mustier [patron de la banque d’investissement] a une tête de papier mâché. Il n’a pas fermé l’£il de la nuit. Il n’est même pas rentré chez lui. Le bénéfice supposé du rogue trading n’est pas une bonne nouvelle. Sa taille à elle seule signifie qu’une fraude gigantesque est possible dans sa banque. C’est toute la réputation de l’établissement qui est entachée.

Daniel [Bouton] se prend la tête entre les deux mains.

– Cette nouvelle va nous obliger à revoir tous les arrêtés trimestriels de l’année passée et faire revalider l’ensemble par les commissaires aux comptes.

– Ils devront éplucher toutes les opérations du trader sur toute l’année, pour calculer l’impact réel sur les résultats, ajoute Jean-Pierre.

– C’est une catastrophe, se répète Daniel comme pour lui seul.

Daniel décroche son téléphone et fait venir Christian [Schricke], le secrétaire général. Au même moment, Jean-Pierre reçoit un mail de l’un de ses adjoints sur son BlackBerry.

 » Le trader a été recontacté ce matin, nous l’avons mis devant le fait accompli et lui avons signifié ses mensonges. Nous lui avons dit la totalité de ce que nous avions découvert sur 2007. Et nous lui avons demandé s’il avait pris d’autres positions en 2008. Il a répondu : « Oui ! » Avant d’ajouter : « Mais trois fois rien. » Nous poursuivons les recherches. « 

Jean-Pierre nous annonce la nouvelle :

– Il a encore pris des positions fictives depuis le début de l’année.

– Et merde ! dit Daniel, qui connaît l’évolution des marchés depuis le Nouvel An.

Un peu plus tôt, vingt-huit étages plus bas dans la tour Société générale, le fraudeur a rejoint son bureau. Il monte dans la salle de marchés du 7e étage où ses supérieurs l’attendent. L’adjoint de Jean-Pierre Mustier, Luc François, s’installe dans une salle de réunion avec lui, l’un en face de l’autre, autour d’une table ovale. [à]

– J’ai tout ici : maintenant je veux que tu me dises la vérité et rien d’autre !

– OK, OK.

– C’était quoi ta stratégie ?

– Je ne me rappelle pas toutes les opérations, il y en a beaucoup sur une annéeà

Luc montre les feuilles une à une et demande des explications. Le trader les reconnaît ligne à ligne.

Au 35e étage, Daniel est debout, il tourne en rond les mains dans le dos et tente de réfléchir à toutes les conséquences possibles de cette bombe à fragmentations qu’il vient de découvrir au c£ur de sa banque.

– Et en plus si un gain de cette taille est confirmé, personne ne nous croira ! bougonne-t-il.

– Nous devons l’annoncer au marché avant l’ouverture demain, lui dis-je.

– Nous allons nous faire massacrer, marmonne Jean-Pierre.

– C’est la réputation de toute la banque qui est en jeu, reprend Daniel.

Il marque une pause et reprend :  » Les Dérivés sont morts. « 

Jean-Pierre est assis, son BlackBerry dans la main. Il reçoit au fil des minutes les mauvaises nouvelles des équipes de la banque qui continuent d’éplucher toutes les opérations du trader. Ils découvrent à chaque instant l’ampleur des horreurs enregistrées depuis le 1er janvier 2008.

[à]

Je ne peux m’empêcher de penser que cette activité simple ne sert à rien économiquement. Il faut vraiment tirer le raisonnement par les cheveux pour se dire que les résultats ainsi dégagés renforcent nos fonds propres, qui eux permettent de faire du crédit à l’économie réelle, comme je l’entends souvent. C’est compter sans le risque.

[à]

Vers midi quinze, [Jean-Pierre] apprend que l’évaluation des positions le vendredi 18 au soir laisse apparaître une perte de l’ordre du milliard d’euros. Mais que des positions directionnelles longues  » de taille importante  » existent sur des indices DAX, Euro Stoxx et FTSE.

Silence irréel. Le temps s’est arrêté dans le bureau de Daniel.

Les équipes continuent leurs recherches, de plus en plus affolées. Elles envoient un mail sur le BlackBerry de Luc. La totalité des positions ouvertes, couvertes par des opérations fictives illégales, s’élève à 50 milliards ! Cela représente une fois et demie les fonds propres de la banque.

[à]

Tout le monde s’effondre. Nous sommes K.-O. debout. Notre cerveau n’est pas préparé à affronter ce genre de nouvelle. Même en ajoutant le gain dissimulé de 2007, la perte s’élève déjà à 1,4 milliard. Dans le contexte de chute vertigineuse des marchés du vendredi, cette position de 50 milliards peut exposer la banque à des pertes supplémentaires de 10 ou 15 milliards ! Ce n’est plus la réputation de la banque qui est en jeu, mais sa survieà Et plus encore, le système financier mondial.

(1) La semaine où Jérôme Kerviel a failli faire sauter le système financier mondial. Journal intime d’un banquier, par Hugues Le Bret. Les Arènes, 342 p., Sortie le 7 octobre.

B. A.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire