(Trop) petits actionnaires face à la raison d’Etat

Mardi 18 novembre, 14 h 50. Les deux policiers qui entourent la présidente du tribunal de commerce de Bruxelles, Francine De Tandt, restent stoïques. Il n’y a pas de débordement dans l’assemblée, muette durant quelques secondes, après la lecture du premier verdict judiciaire d’une  » saga Fortis  » qui débute. Fortis partira en France, le gouvernement Leterme peut reprendre son souffle et les avocats des actionnaires vont se remettre au boulot. Prochain enjeu : des fautes ont-elles été commises, justifiant des indemnités de dédommagement ? Un manque de transparence, à tout le moins. Décodage en 6 points.

1. Le gouvernement Leterme a-t-il abusé de son pouvoir ?

Selon le tribunal de commerce de Bruxelles, qui a tranché en référé, le mardi 18 novembre, la vente de Fortis Belgique à BNP Paribas est parfaitement légale. Sur ce point, tous les avocats des actionnaires sont clairement déçus. D’autant que le ministère public, défendant l’Etat, avait rendu un avis allant dans le sens de leurs revendications. Selon lui, seule une assemblée générale pouvait entériner le démantèlement de Fortis. L’ordonnance du tribunal bruxellois contredit cette position.  » Les décisions de cessions d’actifs que le conseil d’administration de Fortis a prises relèvent de la compétence générale que la loi lui confère « , dit l’ordonnance de mardi. Il n’y aurait pas davantage d’intervention irrégulière de l’Etat belge dans l’opération :  » C’est à tort que les demandeurs contestent la régularité de l’ensemble des décisions litigieuses en prétendant qu’elles ont été imposées de manière illégitime et illégale à Fortis par les autorités gouvernementales.  » Leterme et ses ministres ont agi dans l’urgence, c’est sûr. Pas dans la panique ni l’illégalité, selon le tribunal de commerce.

2. Que craignait la magistrate Francine De Tandt ?

La raison d’Etat l’a emporté. Pour le tribunal de commerce, présidé par Francine De Tandt, une suspension des transactions risquait de  » créer un préjudice bien plus grave à Fortis Banque « . Le tribunal estime que l’adossement de Fortis Banque et de Fortis Assurances à BNP Paribas est le  » garant unique de la survie actuelle  » de ces sociétés. C’était ça ou  » la disparition probable de Fortis « . Le jugement évoque les effets incalculables sur les déposants et les épargnants, et le risque pesant sur  » l’économie belge tout entière « . La juge De Tandt a donc fait ce qu’attendaient les avocats de l’Etat belge, de Fortis et de BNP Paribas : mettre en balance les intérêts des plaignants, d’une part, et ceux de l’Etat et des clients de Fortis, d’autre part, en accordant la prééminence à ces derniers. Cette première décision judiciaire relève que  » le préjudice prétendument subi par les actionnaires restera purement pécunier (sic) et sera par conséquent toujours réparable « . Ce qui a causé de premiers ricanements dans l’assemblée, mardi, trente minutes après le début de l’audience…

3. Le pouvoir politique est à l’abri ?

Oui et non. Si la balance avait penché de l’autre côté, le choc aurait été terrible pour l’instable coalition (ex-)chrétienne, libérale et socialiste. Si cruel que cela puisse paraître, c’est le gouvernement qui aurait été pointé du doigt, bien davantage que les dirigeants de l’ex-première banque de la place. D’où la nervosité extrême qui a gagné la Rue de la Loi, ces derniers jours. Comment l’  » équipe  » Leterme aurait-elle pu résister à ce nouveau coup dur ? Vu les urgences économiques, quelle autre solution aurait eu le gouvernement que de… continuer son cheminement chaotique ? Bref, Yves Leterme l’a échappé belle. De ce piège, il ne sort pas grandi. En affirmant que le gouvernement serait heureux de récupérer ses billes, au cas où la sentence du tribunal devait lui être défavorable, le Premier ministre avait joué avec les allumettes, quelques jours avant un verdict judiciaire si délicat. Davantage de sérénité politique sera requise au cours des prochains mois. Car l’affaire Fortis pourrait causer encore quelques soucis au gouvernement. Le Parlement ou la justice pourraient prochainement s’interroger sur l’échec des procédures de contrôle ou d’avertissement en vigueur au sein de l’Etat, lorsque de grandes entreprises défaillent (le  » cas  » de la Commission bancaire, financière et des assurances (CBFA), très politisée, reste en suspens). Des révélations sur les détails de la négociation portant sur le prix de Fortis, au cours du premier week-end d’octobre, pourraient démontrer l’amateurisme du pouvoir exécutif (tout cela était-il à la portée de chefs de cabinet dont ce n’est pas le rôle habituel ?). Enfin, le gouvernement Leterme pourrait être fragilisé par le maintien en place du ministre des Affaires étrangères, Karel De Gucht (Open VLD), sous pression, sans doute obligé de se défendre en justice suite à des soupçons de délit d’initié, le 3 octobre dernier, tout juste avant le démantèlement de Fortis.

4. Manque de transparence : à qui la faute ?

La présidente du tribunal de commerce a insisté sur  » le principe d’égalité des droits de tous les actionnaires de Fortis devant l’information « . Elle a constaté qu’un défaut de transparence a entouré le déroulement de l’ensemble des opérations de cession. L’appréciation par les actionnaires de la situation réelle du groupe et de la valeur des actifs cédés a ainsi été rendue très difficile. C’est ce qui justifie la nomination d’un comité de trois experts : Jean-François Cats, réviseur d’entreprises proche du PS ; Eric Debodt, professeur de l’université de Lille spécialisé dans les matières financières, et Dirk Smets, réviseur spécialisé dans le contrôle des comptes des banques. Ceux-ci disposent d’un pouvoir comparable à celui d’un juge d’instruction : ils vont rassembler les pièces échangées entre Fortis, l’Etat belge et BNP Paribas en vue de fixer la valeur de l’acquisition du bancassureur belge par le groupe français ; exiger ce qui aurait été caché, aussi. Leur travail pourrait servir à un… vrai juge d’instruction, le Bruxellois flamand Jeroen Burm, en charge d’une enquête ouverte voici un mois. En cause ? Une éventuelle  » manipulation des marchés financiers « , notamment lors de l’augmentation du capital de Fortis, en automne 2007, au moment du rachat d’ABN Amro, ou lorsque les effets de la crise financière auraient été minimisés, l’été dernier.

5. A quoi serviront ces  » experts  » ?

Une réunion d’installation de ce collège d’experts aura lieu le 28 novembre. Les trois spécialistes y fixeront leur méthode de travail.  » Leur mission consistera à examiner une question technique échappant à l’expertise de la présidente « , avance un avocat spécialisé en droit commercial. En l’occurrence, ces éminents spécialistes de la gestion des sociétés vont décortiquer la procédure de fixation du prix de Fortis. Ils devront expliquer ces subtilités à la présidente du tribunal de commerce, celle-ci étant a priori mieux au fait des questions de droit que des techniques financières les plus pointues. Au bout de la procédure d’expertise, qui peut durer jusqu’à six mois, un rapport sera remis au greffe du tribunal de commerce. L’une des parties pourra alors saisir à nouveau le juge pour qu’il prononce un jugement.  » L’avis des experts ne sera pas « liant » : un juge peut s’en écarter même si, dans la grande majorité des cas, il va dans le même sens « , ajoute un avocat. La procédure se poursuivra alors au fond, c’est-à-dire devant un juge qui n’interviendra plus en référé mais pour prononcer une décision définitive.

6. Quel espoir d’indemnisation pour les (petits ou gros) actionnaires ?

L’appel des avocats des actionnaires, suite au jugement en référé du 18 novembre, ne sera pas examiné avant début décembre. Or c’est précisément à ce moment-là que l’opération de cession des actifs de Fortis à BNP Paribas doit être définitivement bouclée. Forcément, dès que la messe sera dite, la demande de suspension de la vente sera caduque.  » Pas grave. Un arrêt en appel peut suspendre des actes accomplis « , estime l’avocat Mischaël Modrikamen, qui représente plus de 2 000 actionnaires déçus. Pour la plupart des observateurs, on ne reviendra pas sur la nature de la vente à BNP Paribas. Comme le relève un spécialiste du droit,  » obtenir la nullité de la vente à BNP Paribas devrait s’avérer très difficile : le groupe français a passé un contrat avec un organe compétent de Fortis, apparaît-il clairement depuis le jugement en référé de mardi passé. Que peut-on reprocher aux Français ? D’avoir bien négocié et obtenu un bon prix d’acquisition ? « 

Mais les conditions de vente pourraient toujours être revues et les actionnaires, dédommagés.  » Ou alors, c’est le gouvernement qui sera indemnisé, s’il apparaissait qu’il a payé trop cher « , a soufflé mi-ironique, mi-sérieux, le ministre des Finances et président du MR, Didier Reynders. D’où l’intérêt du rapport des experts, qui balisera en quelque sorte la suite de la procédure judiciaire. Ce rapport dira s’il y a eu préjudice pour les actionnaires ; l’action dite  » au fond  » devant les tribunaux sera l’ouvre-boîte nécessaire pour actionner le boulier compteur. Mais il faudra pour ça établir des responsabilités, ce qui ne sera pas une mince affaire vu la complexité du dossier. Un recours contre les administrateurs de Fortis est imaginable, et ceux-ci sont assurés pour des sommes importantes. L’hypothèse d’une assignation de l’Etat pour obtenir des dommages et intérêts semble, elle, peu crédible, la décision de référé ayant déjà constaté que les pouvoirs publics n’avaient pas agi comme des administrateurs de fait de Fortis. Conclusion : il y aura certainement d’autres chapitres judiciaires dans la saga Fortis, mais cette ordonnance du tribunal de commerce douche assurément l’enthousiasme des petits porteurs, décidément malmenés. l

Philippe Engels et Philippe Galloy

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