Tareq Oubrou, un Frère musulman à découvert

Interrogé notamment par Michaël Privot, Frère musulman comme lui, l’imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, expose, dans Profession imâm, une pensée religieuse qui devient parfaitement conciliable avec la laïcité politique. L’évolution d’un homme ou d’un courant ?

Tareq Oubrou, c’est un peu l’anti-Tariq Ramadan. Le premier assume son appartenance à la confrérie des Frères musulmans. Le second défend l’héritage de son grand-père, Hassan al-Banna, fondateur de ladite confrérie en Egypte, en 1928, sans préciser s’il  » en est « .

Le premier, originaire d’une famille éduquée d’Agadir (Maroc), titulaire d’un diplôme de technicien en pharmacie obtenu en France, imam à Bordeaux, a vécu, à l’adolescence, un choc mystique qui a orienté sa carrière vers la prédication et l’activisme religieux. C’est un autodidacte en sciences religieuses et humaines mais, en France, il a acquis le statut de mufti, c’est-à-dire qu’il peut émettre des avis juridiques (fatwas). Tariq Ramadan, lui, est tombé tout petit dans une marmite hyper-politisée, internationaliste, basée à Genève. Il est constamment soupçonné de double langage et d’agiter la jeunesse arabe mal dans sa peau.

Mais ce qui distingue encore plus les deux hommes est idéologique. Devenu un Français amoureux de son pays, Tareq Oubrou remet en question le cadre juridique musulman (la charia) pour répondre aux problématiques d’aujourd’hui, tandis que Tariq Ramadan y reste indéfectiblement attaché. Depuis son livre d’entretien assez controversé avec Leila Babès ( Loi d’Allah, loi des hommes, Albin Michel, 2002), jusqu’à Profession imâm (Albin Michel, 2009), l’évolution d’Oubrou est manifeste (pages suivantes, lire les bonnes feuilles).

Aux yeux des purs et durs, cette évolution en fait désormais un  » islamo-compatible « , beau-coup trop souple, alors qu’elle pourrait être simplement le reflet de l’adaptation silencieuse de la plupart des musulmans français à leur cadre de vie séculier Ce livre d’entretien a été écrit avec un doctorant en anthropologie français, Cédric Baylocq, non-croyant, et le Belge Michaël Privot, converti, membre déclaré des Frères musulmans, islamologue et militant antiraciste. Il ouvre un débat intéressant, à visière levée.

la charia et l’État islamique : des systèmes fossilisés

Tarek Oubrou aborde sans tabous la question de la sécularisation de l’islam et de la place de la charia, la loi islamique.

En effet, beaucoup de musulmans, notamment des canonistes et des prédicateurs, vivent et pensent leur religion depuis l’abolition du califat par Kemal Atatürk en 1927 avec un sentiment de culpabilité et de frustration devant une malédiction qui se serait abattue sur les musulmans : une sorte de péché originel à la musulmane. Un certain discours engagé, islamiste, renforce et répand en effet ce sentiment de péché collectif qui ne pourrait être racheté que par la réalisation de l’utopie du califat et/ou d’un  » Etat islamique « . Cette situation fait que la pensée islamique vit avec une douleur qui l’empêche de s’orienter vers d’autres horizons et modes de penser l’islam et notamment la charia. En outre, les constructions canoniques et théologiques qui ont été réalisées tout au long de l’histoire ont fini par devenir des systèmes ossifiés. Rigides, elles ne peuvent plus faire face à la modernité et à la postmodernité et, ce qui les caractérise le plus, à savoir la sécularisation. Je confirme ici que je suis issu de cet univers islamiste nostalgique et de cette tradition classique théologique et canonique dont je suis en train de me démarquer en opérant un grand tournant théologico-canonique. J’ai tellement vécu dans cette  » prison paradigmatique  » que je ressens maintenant une certaine révolte, un sentiment d’avoir été trompé dans ma jeunesse de militant par les discours rébarbatifs classiques qui sont plus des sermons que des idées intellectuelles, telles que j’ai pu en découvrir par la suite chez les Anciens. Ces derniers étaient plus pertinents et plus intelligents que les oulémas d’aujourd’hui  » (pages 37-38).

L’alliance avec les juifs ou les chrétiens : permise

Tarek Oubrou plaide pour que la religion soit un modérateur politique, un régulateur des relations interreligieuses et interethniques. Ce faisant, il prône aussi la participation des musulmans à la vie politique.

On pourrait vous retourner le verset du Coran qui interdit la walâya, l’amitié ou l’alliance militaire (selon les différentes traductions) avec les juifs ou les chrétiens !

Cette interprétation est une véritable ânerie ! Excusez-moi… C’est un débat de fêlés qui nous a occupés pendant longtemps, mélangeant l’alliance politique avec l’alliance spirituelle et religieuse. La walâya est un terme dont la signification se déplace selon le contexte de son utilisation et doit être comprise en fonction des circonstances de la révélation du verset et le public cible du moment coranique… Ainsi, mon alliance politique et citoyenne à la République est totale ! Et mon alliance spirituelle à l’islam comme religion est totale également  » (page 169).

Le mea culpa d’un militant associatif musulman

L’imam de Bordeaux confesse les erreurs d’une génération de militants musulmans qui, selon lui, ont insisté à tort sur certaines pratiques religieuses.

Je parle de cette génération de musulmans engagés et militants que nous étions, nous qui sommes arrivés en France vers la fin des années 1970 et au début des années 1980. Nous avons fait beaucoup pour l’islam de France, certes, nous avons été les premiers à lancer le principe de l’islam de France, la question de l’intégration… Nous avons accompagné beaucoup de jeunes de la deuxième génération. Légalistes, nous n’avons cessé d’appeler les musulmans à respecter les lois du pays… Mais nous avons fait aussi des erreurs en embarquant la communauté dans des pratiques dont elle pouvait bien se passer, surtout lorsque la société réagit négativement comme en ce qui concerne la pratique du foulard dit à tort  » islamique « . Or la peur de l’islam dans la société française n’a cessé d’augmenter proportionnellement à la visibilité religieuse des musulmans, même s’il y a eu d’autres facteurs liés aux grands bouleversements de notre monde et à la montée de l’islamisme violent, auquel notre génération d’étudiants de l’époque n’a d’ailleurs jamais adhéré. Au contraire, nous lui faisions barrage. Nous étions plutôt intransigeants, parfois radicaux, en matière de certaines pratiques religieuses, mais nous nous sommes rendu rapidement compte qu’il y en avait d’autres encore plus intransigeants et plus radicaux que nous  » (pages 69-70).

Le foulard :  » Sers-t’en comme écharpe… « 

L’imam bordelais est réservé par rapport au port du foulard islamique par des adolescentes en révolte.

 » Les imâms et les organisations qui ont défendu religieusement cette pratique ne sont pas informés sur la psychologie de ces filles. Certaines sont certes dans une démarche spirituelle très sincère, mais beaucoup sont très instables. J’ai eu quelques expériences à ce propos, et je crois être assez bien placé pour connaître et comprendre ce genre de phénomènes. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’à l’approche d’un certain âge beaucoup de ces filles en viennent à regretter cette pratique, mais c’est trop tard ! Elles ont perdu toute insertion scolaire et professionnelle et il n’est même pas dit qu’elles trouveront un mari. Mais alors les organisations et les imams qui étaient derrière elles, quand elles étaient adolescentes, ne sont plus là pour les soutenir ! Elles n’auront que leurs yeux pour pleurer, et leur foulard pour essuyer leurs larmes, et risqueront même d’y laisser leur foi…

Votre discours va véritablement à contre-courant de celui de la communauté – ou peut-être de ces organisations et imams dont vous venez de dénoncer l’irresponsabilité ou plutôt le manque de clairvoyance. Reste que la question du voile demeure un problème pour de nombreuses jeunes filles…

Voici ce que je dis :  » Ma fille, si le voile te pose problème, sers-t’en comme écharpe…  » Le foulard n’est pas un objet cultuel, encore moins un symbole de sacré. Lui donner ce statut est une aberration et une hérésie à laquelle ont contribué des discours plus idéologiques que canoniques. Le fait d’insister sur ce dernier a réduit la femme musulmane pratiquante à un foulard devenu le drapeau de toute une religion. Cette dérive est grave, alors que cette pratique n’a pas en elle-même l’importance qu’on lui donne. La pudeur de la femme se trouve ailleurs. Cela étant, je crois fermement que chacun est libre de s’habiller comme il le veut et de choisir la lecture de l’islam qui lui convient. Car je tiens théologiquement et dogmatiquement à la valeur de la liberté, même si je ne partage pas telle ou telle lecture de l’islam. Ainsi, je pense qu’exclure une fille de l’école, une femme de son travail, et donc de la société, à cause de ses choix vestimentaires personnels est contraire à la liberté : c’est une censure morale et une immixtion dans la vie intime des gens, bref, un comportement indigne d’une grande civilisation  » (pages 80-81).

La montée du salafisme : éviter la stigmatisation

La radicalisation des jeunes musulmans inquiète l’imam de Bordeaux.

Les anthropologues, les acteurs associatifs ou, sur un tout autre plan, les Renseignements généraux (NDLR : service de renseignement intérieur français) , remarquent justement un recrutement tous azimuts de mouvements radicaux qui embrigadent même des mosquées. Cela vous contraint-il à durcir un peu le contenu de vos prêches pour éviter l’hémorragie ? Faites-vous plus de concessions au littéralisme pour prendre en considération cette poussée ?

Mon attitude intellectuelle est très intransigeante ; néanmoins, mon attitude morale est d’éviter de stigmatiser ces jeunes dont la plupart sont déjà très susceptibles et très vulnérables, mais non violents après tout. J’essaie d’aborder plus ou moins directement certaines idées erronées qui circulent dans ces milieux, sans en faire un combat existentiel. Car la majeure partie des musulmans qui assistent aux prêches n’est pas concernée par ces questions de bid’a (hérésie) et de sunna (orthodoxie), etc. J’évite alors que mes discours ne soient conditionnés par un seul problème, a fortiori s’il est posé ou imposé par une seule tendance alors que les attentes de la majorité des musulmans sont ailleurs. Et si j’opte pour la pédagogie et la thérapie douces, jouant sur la durée et procédant par doses homéopathiques, ce n’est pas une raison pour faire des concessions doctrinales et accepter des choses que je considère moi-même comme erronées (pages 198-199).

Profession imâm, par Tariq Oubrou, éd. Albin Michel, 256 p.

Marie-Cécile Royen

 » je confirme ici que je suis issu de cet univers islamiste nostalgique « 

 » le foulard n’est pas un symbole culturel, encore moins un symbole de sacré « 

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