SOUDAN

Les rebelles du Sud-Soudan ont accepté de démobiliser 3 400 de leurs enfants soldats. Recueillis par l’Unicef dans des camps de transit hors des zones de combat, ils racontent l’enfer de la guerre. Que vont-ils devenir ? Reportage

« La guerre ? Je n’ai connu que cela. Je me souviens à peine de mes parents. J’avais 5 ans et demi quand ils ont été tués sous mes yeux lors d’un raid des miliciens arabes. Ces cavaliers ont incendié notre village. Je me suis caché. J’étais seul. J’avais faim. Seule solution: rejoindre la guérilla, pour trouver protection et nourriture. J’y suis resté quatre ans, jusqu’à ma démobilisation il y a trois mois. »

Assis sur un tronc d’arbre devant la « case-dortoir » du camp de Panawach, un village perdu au coeur du Sud-Soudan, Gabriel Angok, 10 ans, confie sans manifester la moindre émotion ses souvenirs d’enfant soldat. Il est l’un des plus jeunes garçons de ce centre de transit où sont hébergés 530 des quelque 3 400 jeunes de moins de 18 ans qui, fin février, ont quitté les rangs de l’Armée de libération des peuples soudanais (SPLA). Principal mouvement d’opposition armé, le SPLA contrôle le sud du pays, région majoritairement chrétienne et animiste.

Au moment même où la junte islamique au pouvoir à Khartoum sort de son isolement international – le Soudan affiche de nouvelles ambitions diplomatiques et entre dans l’ère pétrolière avec l’appui de compagnies étrangères (lire l’encadré p. ) -, la rébellion sudiste prend conscience qu’elle doit, plus que jamais, soigner son image en Occident. Or l’utilisation d’enfants soldats en Afrique et ailleurs suscite une indignation grandissante à travers le monde, mais aussi un début de mobilisation. Les seigneurs de la guerre s’en inquiètent. Et les gouvernements ne peuvent plus fermer complètement les yeux.

Le 25 mai 2000, l’Assemblée générale des Nations unies a, en effet, adopté un protocole facultatif de la Convention des droits de l’enfant qui relève de 15 à 18 ans l’âge minimum des militaires. Plus récemment, début avril 2001, à Amman, en Jordanie, la première conférence internationale sur les enfants soldats s’est achevée par une déclaration qui appelle les Etats à ne plus recruter de jeunes de moins de 18 ans dans leurs forces armées. Le Soudan y a d’ailleurs été épinglé comme le « pire cas de la planète » par Rory Mungoven, coordinateur de la Coalition pour l’arrêt de l’utilisation des enfants soldats, une alliance d’organisations humanitaires formée en 1998.

La guérilla soudanaise a donc accepté, après trois années de négociations avec l’Unicef, de rendre à la vie civile une partie de ses recrues âgées de 8 à 18 ans. Mais les forces de John Garang, le chef de la rébellion, comptent toujours de 10 000 à 15 000 enfants, selon une estimation fournie par le SPLA lui-même. Certains sont recrutés de force. D’autres s’engagent pour échapper à des conditions de vie misérables ou pour soutenir leur communauté menacée. Esclaves des militaires, beaucoup sont formés au combat et envoyés au front. On les utilise aussi comme espions, messagers, sentinelles ou porteurs. « Cependant, il ne semble pas qu’ici, au Sud-Soudan, les garçons embrigadés deviennent des esclaves sexuels, note un responsable de l’Unicef. Cela ne fait pas partie des traditions. Les gamines, en revanche, sont victimes de sévices sexuels. C’est un sujet tabou, que nous osons à peine évoquer lors de nos contacts avec la rébellion. »

Gabriel, l’enfant soldat libéré, reprend son récit. « J’étais au service d’un commandant. La discipline était rigoureuse et nous étions souvent frappés, à coups de bâton. Les voleurs et les déserteurs sont généralement abattus. Nous ne mangions pas tous les jours, surtout en opération. On confie les corvées aux plus jeunes: transporter l’eau, le matériel, faire la cuisine… A 10 ou 11 ans, les plus costauds reçoivent une formation militaire pendant deux semaines. On quitte alors les casernes pour participer aux offensives, avec des kalachnikovs. » Son souvenir le plus pénible ? Avoir vu tomber des gars de son unité. Quand 20 des leurs étaient abattus par les Mujahadins, les miliciens arabes armés par le gouvernement islamique, le commandant leur ordonnait d’aller tuer une quarantaine d’ennemis.

« L’idée que les enfants seraient plus efficaces au combat en raison de leur plus grande inconscience du danger est fausse, assure Mungoven. Au contraire, ce sont de piètres recrues. Ils marchent moins longtemps que les adultes, réclament à manger, se plaignent, pleurent le soir et sont indisciplinés. » Les enfants sortis d’expériences aussi inhumaines en sont profondément marqués. « Notre travail consiste non seulement à extraire les gosses de ces situations cauchemardesques, mais aussi à leur faire retrouver une existence normale, remarque Monyluak Kual, responsable du suivi socio-psychologique des enfants soudanais recueillis par l’Unicef. Dans les camps où nous les avons installés, les anciens petits soldats réapprennent à vivre avec l’aide de psychologues ou d’éducateurs. Il faut rescolariser ces gamins et surtout les sortir de leur mutisme, avec l’espoir de ranimer l’étincelle qui a quitté leur regard. »

Comme la plupart des 3 400 démobilisés, Gabriel Angok est membre de l’ethnie Dinka et est originaire de la région du Bahr el-Ghazal, un affluent du Nil Blanc. Les milices arabes font régner la terreur dans cette partie du Sud-Soudan, tandis que les Antonov des forces gouvernementales bombardent les troupeaux, principale source d’alimentation de la population. Par ailleurs, les puissants chefs de guerre nuer débauchés par Khartoum aident l’armée à « nettoyer » le terrain, afin de « sécuriser » la zone des concessions pétrolifères. Toutefois, les commandants du SPLA n’hésitent pas, eux aussi, à brûler des villages et à utiliser l’arme de la faim contre leurs adversaires…

Dès leur libération, les enfants ont été déplacés vers le sud de la province de Bahr el-Ghazal, dans le district de Rumbek, l’un des fiefs de la rébellion. Ils ont été répartis dans sept camps de fortune, gérés par des ONG soudanaises ou étrangères, où ils transitent en attendant de pouvoir retrouver leur famille ou leur clan. « Nous avons répertorié les noms, âge et lieu d’origine de chaque gosse, explique Siddarth Chatterjee, le directeur indien de l’Unicef à Rumbek. On tente de localiser les familles, mais il y a beaucoup d’orphelins parmi nos gamins. Il faut identifier ceux qui, au sein de leur clan, pourraient les recueillir. » L’Unicef dispose d’un budget de 3,7 millions de dollars pour s’occuper des 3 400 enfants.

Une première expérience de réintégration a été organisée fin avril. Elle concernait une centaine de garçons du district de Rumbek, reconduits dans leurs villages par camions. Ces enfants-là n’ont pas connu l’horreur de la guerre, mais ils ont tout de même vécu six mois dans un camp d’entraînement des rebelles. Libérés, ils sont passés par un centre de transit où l’Unicef leur a fourni tee-shirts, jeans, gobelets, sacs à dos, kits éducatifs et rations de sorgho pour la famille. Leurs vêtements neufs contrastent violemment avec les haillons portés par les enfants des villages de la région. « Vos gosses sont plus gâtés et mieux nourris que les nôtres », glisse avec une pointe de dépit un chef de village à un responsable de l’Unicef. « Les vôtres ont la chance d’avoir encore leurs parents », réplique ce dernier.

Dans deux mois devraient commencer les rapatriements vers le Bahr el-Ghazal, à une heure de vol en avion vers le nord – cinq jours par la piste. « Après avoir évalué les ressources et les besoins de la région en eau et en infrastructures notamment, nous voulons y mettre sur pied un vaste projet éducatif, par le biais d’ONG actives sur le terrain, poursuit Siddarth Chatterjee. L’Unicef ne peut toutefois intervenir en première ligne dans cette opération. Notre organisation, déjà critiquée par Khartoum, risquerait d’être perçue comme une sorte de ministère de l’Enseignement de la zone rebelle. Nous manquons en outre de moyens financiers et le Soudan souffre d’un cruel déficit en instituteurs qualifiés. Enfin, la reprise probable des hostilités dans quelques semaines, après la saison des pluies, risque d’anéantir tous nos efforts. Si les fronts s’embrasent, l’enrôlement d’enfants recommencera ! »

Sur la piste qui relie Rumbek aux rives du Nil Blanc, le camp d’Acot héberge près de 800 ex-enfants soldats. Parmi eux, Simon Dhieu Kawac, 16 ans, un Dinka au regard dur. « Je suis arrivé ici le 24 février. En mai 2000, les milices ont chassé la population de mon village. Mon père et ma mère ont été enlevés par des Arabes. Je ne sais s’ils sont encore en vie. J’ai voulu les venger en rejoignant le SPLA. Avec les troupes rebelles, on marchait sans arrêt. J’ai essayé de m’enfuir, mais on m’a repris. J’ai été puni. » En neuf mois, Simon a participé à 5 offensives. « Lors d’une attaque, je pense avoir réussi à tuer 16 hommes et 5 chevaux, poursuit-il. Mais on ne sait pas toujours qui a atteint la cible, car il y a des tirs de tous les côtés. Les ennemis utilisent des chevaux pour traverser rapidement les lignes par petits groupes et nous encercler. Il faut donc à tout prix abattre leurs montures. »

Le jeune homme ne souhaite pas rester plus longtemps au camp d’Acot. Il veut repartir vers le nord, dans sa région d’origine. « J’irai là où l’on construira des écoles, explique Simon. Ici, nous avons à peine deux heures de classe par jour. On ne fait presque aucune activité, sinon un peu de foot ou de volley-ball. Le dimanche, certains vont à la messe. C’est tout. De plus, on est mal soignés, alors que la malaria fait des ravages et que beaucoup d’enfants souffrent de blessures aux jambes et aux pieds. » Plusieurs de ses camarades confirment son témoignage.

« Ces camps d’accueil sont provisoires, remarque Ushari Mahmoud, un consultant soudanais de l’Unicef, originaire de la partie arabe du pays et qui a connu les geôles de Khartoum en tant que militant des droits de l’homme. Ces enfants ne peuvent devenir des déplacés. Si, dans six mois, les gosses sont encore ici, l’opération se solderait par un échec cuisant ! » En réalité, lancer un programme de démobilisation alors que le conflit soudanais perdure est un pari inédit et périlleux. De plus, les communautés dinkas restées dans la région du Bahr el-Ghazal n’ont plus revu la plupart de ces enfants, enrôlés dans la guérilla, depuis des années. Le lien est souvent rompu avec le clan, qui survit lui-même dans des conditions précaires et est menacé par la famine, qui avait déjà fait de terribles ravages en 1998. Les anciens enfants soldats rencontrés dans la région de Rumbek n’ont cessé de nous répéter qu’aujourd’hui ils veulent avant tout recevoir une éducation. Mais, de retour au village, beaucoup risquent d’être affectés à la garde des troupeaux… « On est devant l’inconnu, reconnaît Ushari Mahmoud. La démobilisation des enfants soldats est un immense défi, mais leur réinsertion en est un beaucoup plus grand encore ! »

Libres, mais désoeuvrés

Olivier Rogeau,O.R.

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