Sarkozy-Gentil Duel au tribunal

Dans le bureau du juge bordelais, la confrontation qui a débouché sur la mise en examen de l’ancien président a viré à l’affrontement. Coulisses d’une bataille loin d’être terminée.

A ce moment-là, Nicolas Sarkozy et son avocat, Me Thierry Herzog, ont compris que l’ancien président de la République n’échapperait pas à une mise en cause. Au terme de neuf heures de confrontation, le juge d’instruction Jean-Michel Gentil leur demande de se retirer. Il délibère dans son bureau avec ses deux collègues Valérie Noël et Cécile Ramonatxo sur le sort de l’ex-chef de l’Etat français, pris dans la nasse de l’affaire Bettencourt. Celui-ci patiente dans des locaux attenants, ordinairement réservés aux vieux habitués du tribunal. Il ne se fait guère d’illusions. S’il était resté témoin assisté, comme lors de son premier interrogatoire (22 novembre 2012), ce pénible suspense lui aurait été épargné.

Trente minutes plus tard, la confirmation tombe : Nicolas Sarkozy est mis en examen pour  » abus de faiblesse  » commis à l’encontre de la milliardaire Liliane Bettencourt, en février 2007. Pour le vainqueur de l’élection présidentielle de 2007, le coup est rude. Le fait de passer pour un  » détrousseur de vieille dame  » le rend furieux. Pour lui, c’est l’accusation de trop. Pourtant, dans le camp de l’ex-président, on pensait que le plus dur était derrière. Et que l’épreuve du 22 no-vembre 2012 avait été couronnée de succès. Ce premier face-à-face entre le juge et le politique semblait avoir tourné à l’avantage du second.

Ce jour-là, Sarkozy a préparé la rencontre comme un match à ne pas perdre. Il surprend même le magistrat par sa connaissance du dossier, surtout lorsque ce dernier en vient au témoignage, à ses yeux déterminant, d’un ex-chauffeur du couple Bettencourt, Dominique Gautier. L’ambiance, jusque-là plutôt courtoise, se dégrade soudain. Le juge Gentil revient sur les déclarations de l’employé, entendu en 2010. Celui-ci dit avoir recueilli une confidence de Nicole Berger, l’ancienne femme de chambre de Liliane Bettencourt.  » C’était au téléphone, a affirmé Gautier sur procès-verbal. Mlle Berger m’a dit que M. Sarkozy était venu pour un rendez-vous voir Monsieur et Madame très rapidement et que c’était pour demander des sous…  » Invité à préciser la date, le chauffeur indique que c’était pendant la campagne électorale,  » peut-être en février ou mars 2007 « .

Confronté à cette accusation, l’ancien président réplique alors :  » M. Gautier est parti en 2004 du domicile des Bettencourt, il n’est témoin de rien du tout.  » Il pointe également quelques incohérences chronologiques. Décédée en 2008, Nicole Berger aurait recueilli les mots de Liliane Bettencourt entre le 27 mars et le 5 avril, date où elle séjournait chez son ancienne patronne. Or rien, dans cette période, n’atteste une visite de Sarkozy chez la milliardaire. Fort de cet échange, qu’il estime à son avantage, et de son statut de témoin assisté, ce dernier quitte le bureau du magistrat l’esprit soulagé.

 » On se reverra. Je vais faire des confrontations  »

Un premier signe aurait pourtant dû lui donner l’alerte. Lorsque le juge Gentil l’a raccompagné au seuil de son cabinet, il lui a glissé :  » On se reverra. Je vais faire des confrontations.  » A peine la porte fermée, le magistrat se lance ventre à terre sur la  » piste Berger « . Il cherche également la trace de rendez-vous Sarkozy-Bettencourt en 2007, puisqu’un seul, daté du 24 février, figure à l’agenda de celui qui était alors candidat à l’élection présidentielle. Jean-Michel Gentil soupçonne l’existence d’autres rencontres, qui pourraient avoir abouti à des remises d’argent.

Dès le début du mois de décembre 2012, les auditions se multiplient dans la discrétion. Le juge, plus actif que jamais, semble irrité. Il a le sentiment que l’avocat de Nicolas Sarkozy, Me Herzog, a voulu l’humilier en lui prêtant, dans les médias, une confusion entre les Bettencourt et Ingrid Betancourt, l’otage franco-colombienne des Farc. Une dizaine de personnes au moins sont entendues ou réentendues entre décembre 2012 et janvier 2013. Sans résultat probant. Deux proches parents de Nicole Berger sont ainsi identifiés à partir du carnet de l’ancien chauffeur, Dominique Gautier. Mais ils sont catégoriques dans leurs déclarations aux enquêteurs : l’ex-femme de chambre n’a jamais évoqué devant eux de visite de Nicolas Sarkozy chez la milliardaire.

La thèse des deux rendez-vous perd de sa substance

Faute d’éléments décisifs concernant l’argent, Jean-Michel Gentil déplace l’enquête sur un autre terrain. Car il a acquis, de ses nouvelles auditions, la conviction que le candidat Sarkozy s’est rendu au moins deux fois – et non une seule – à l’hôtel particulier des Bettencourt à Neuilly-sur-Seine. Le rendez-vous du 24 février 2007, dont Le Vif/L’Express a révélé l’existence en avril 2012, aurait été précédé, d’après le juge, d’une rencontre secrète deux semaines plus tôt, le samedi 10 février. Ce jour-là, André Bettencourt aurait reçu lui-même Nicolas Sarkozy. Le financement de la campagne présidentielle aurait été l’un des sujets de cette conversation extrêmement confidentielle.

C’est ce point décisif – le rendez-vous secret – qui fait l’objet de la confrontation du 21 mars. Ce jour-là, à Bordeaux, l’ancien président se voit opposer quatre témoins : deux maîtres d’hôtel, Pascal Bonnefoy et Bruno Lantuas, une ancienne femme de chambre, Dominique Gaspard, et une aide-soignante, Henriette Youpatchou. Il y a de l’eau minérale sur la table. Plus tard, lors d’une pause, on apportera aussi un café à Nicolas Sarkozy.

Très vite, une forme de crispation s’installe. Quelques échanges piquants fusent entre le juge et Me Herzog. Le client de ce dernier a, en préambule, réaffirmé qu’il ne s’était rendu à Neuilly qu’une fois, le 24 février 2007, pour y voir le seul André Bettencourt, et non son épouse. Le juge est pourtant persuadé qu’il a également rencontré Liliane. Le témoignage des maîtres d’hôtel semble attester l’hypothèse de deux visites, puisque l’un et l’autre disent avoir un jour accueilli le fameux visiteur. Pour conforter cette version, le juge s’appuie sur le tableau de présence du personnel des Bettencourt. Cette note de service indique que Pascal Bonnefoy était absent à l’heure du déjeuner, le 24 février. Il n’aurait donc pas pu voir Nicolas Sarkozy ce jour-là mais lors d’un autre rendez-vous, le 10 février selon le juge. Argument supplémentaire laissant supposer qu’il y a bien eu deux rencontres : les témoins divergent sur la tenue vestimentaire du candidat. L’un l’a vu en costume cravate, l’autre se souvient d’un col roulé. Au fil de la confrontation, la thèse des deux rendez-vous perd cependant de sa substance. Il apparaît en effet possible que les deux maîtres d’hôtel concernés (Bonnefoy et Lantuas) parlent en fait du même rendez-vous, celui du 24 février. Il est d’usage, chez les Bettencourt, que le samedi matin, jusqu’à 13 heures, deux maîtres d’hôtel assurent le service. En outre, les quatre personnes confrontées à Nicolas Sarkozy affirment toutes ne l’avoir vu qu’une fois, et donc le 24 février, fragilisant la thèse d’une rencontre deux semaines auparavant. L’examen de l’agenda du candidat de l’UMP à la date du 10 fé-vrier 2007 renforce cette version des faits. Ce samedi matin, Nicolas Sarkozy a plusieurs rendez-vous officiels à la suite, en liaison avec sa campagne. Il déjeune ensuite à 13 heures dans un restaurant célèbre du bois de Boulogne. Il y croise Alain Weill, patron de BFM TV, lequel lui réclame une photo avec ses deux filles. Cet emploi du temps paraît peu compatible avec un détour par Neuilly à l’heure du repas.

 » C’est une grande injustice. Ce n’est pas terminé  »

Pour le juge Gentil, les présomptions rassemblées suffisent cependant pour justifier une mise en examen. Dès lors, la confrontation tourne au face-à-face entre l’ex-chef de l’Etat et le magistrat. Ce dernier annonce les yeux dans les yeux à Nicolas Sarkozy qu’il est poursuivi pour  » abus de faiblesse  » contre Liliane Bettencourt en février 2007. La réplique est immédiate.  » C’est une grande injustice « , dit Sarkozy. Le juge se cabre en lançant :  » C’est injurieux.  »  » Non, c’est une injustice et j’ai la liberté de dire et de penser ce que je veux « , poursuit l’ex-président.  » C’est une injure, et maintenant, c’est terminé « , conclut Gentil.  » Non, ce n’est pas terminé « , reprend son vis-à-vis.

Malgré sa violence, cette passe d’armes ne figure pas, noir sur blanc, dans la procédure. Ce n’est pas sur ce terrain que va se développer, désormais, la bataille judiciaire. Pendant que Me Herzog étudie sa riposte, Nicolas Sarkozy a d’abord envisagé de s’expliquer à la télévision, dans un journal de 20 heures. Finalement, il s’est contenté, lundi 25 mars, d’une mise au point sur sa page Facebook.

PASCAL CEAUX ET JEAN-MARIE PONTAUT

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