» Reynders et la FGTB détiennent les clés de la Wallonie « 

Il se dit gaulliste, mais campe à la gauche du PS. Nationaliste wallon assumé, il ne croit pas à la fin de la Belgique. A 76 ans, Jean-Maurice Dehousse garde l’esprit alerte, et continue de sortir des flèches venimeuses de son carquois. Ses cibles ? Elio Di Rupo et Paul Magnette, parmi d’autres. Plus qu’une interview exclusive : le bilan d’une vie politique, où la cruauté est une constante.

Le Vif/L’Express :  » André Cools m’a appris la cruauté, sans laquelle on ne survit pas en politique « , avez-vous déclaré un jour. Prononcer une telle phrase à propos de votre ancien président de parti, mort assassiné, c’est déjà de la cruauté, non ?

Jean-Maurice Dehousse : La phrase que vous citez est incomplète. Ce que j’ai dit, c’est que j’ai eu trois maîtres en politique. Le premier a été mon père (1). Il m’a appris la valeur du travail, qui reste fondamentale. Mon deuxième maître a été Freddy Terwagne (2), qui m’a appris la ruse. Mais la ruse, en français, ça a une connotation péjorative, et ce n’est pas ce que je veux dire… Je me réfère plutôt au côté malin de Freddy, comme le renard dans les fables de La Fontaine. Et mon troisième maître, c’est André Cools (3), qui m’a appris la cruauté, sans laquelle je n’aurais pas survécu, notamment à André Cools.

La politique ne peut s’exercer sans cruauté ?

La politique n’est rien d’autre que l’occupation du pouvoir, parce que le pouvoir, c’est la possibilité de changer les choses, et c’est la définition même de la politique. Or vous ne pouvez pas changer les choses impunément. Au fur et à mesure que vous montez dans le pouvoir, la cruauté devient de plus en plus indispensable. Le président américain Truman disait, en montrant le bureau ovale : The buck stops here. Le lourd seau que chacun essaie de refiler à son voisin, lui ne pouvait pas s’en décharger. A son niveau de pouvoir, il n’y a plus personne sur qui se décharger. Pour quelqu’un qui a pris la décision de lancer la bombe atomique, on voit tout de suite ce que ça représente.

Quelle est la décision la plus cruelle que vous avez prise ?

C’était un soir, dans mon bureau de la Région wallonne, en 1985… Quand je suis devenu ministre de l’Economie, deux tiers des crédits économiques de la Région wallonne allaient à ce qu’on appelait les canards boiteux. Si nous voulions donner une chance à un essor économique, il fallait inverser la proportion dans le budget. Pour cela, il fallait soit que les canards cessent d’être boiteux, soit s’en débarrasser. C’est une première cruauté.

Qui étaient les canards boiteux ?

Intermills à Namur, les Laminoirs de Jemappes, Donnay à Couvin, les Forges de Clabecq… Nous leur avions donné trois ans pour sortir du rouge. Dès que les premiers nuages sont apparus, j’ai fermé une entreprise liégeoise, Sodimeca, pour l’exemple. Je n’avais aucune chance d’être pris au sérieux dans le Hainaut si je ne commençais pas le travail à Liège. Résultat : j’ai été pendu deux ans à la gare des Guillemins, en effigie. C’est ça aussi, la cruauté de la politique. De toute façon, c’était exactement ce que je voulais. C’était désagréable, mais nécessaire. Après cet épisode, on a commencé à dire un peu partout : Dehousse est capable de le faire ! On a tiré un certain nombre d’entreprises hors du rouge. Mais en 1985, un gros canard restait boiteux : la faïencerie Boch à La Louvière, 450 travailleurs, essentiellement des femmes. Les experts me disaient tous qu’il n’y avait pas d’espoir de sauver Boch. Mais en fin de compte, c’est vous qui devez prendre la décision. De cette soirée de 1985, je garde une impression de grande solitude. L’entreprise a été mise en liquidation.

Pensez-vous que la politique a fait de vous quelqu’un de meilleur, en tant qu’être humain ? Qu’est-ce qu’un homme bon ? Surtout en politique… Richelieu disait : le rôle des hommes politiques est de rendre possible ce qui est nécessaire. Cela n’implique pas que ce soit agréable.

La disparition de la Belgique, cela vous semble probable, souhaitable ?

Je ne suis pas fataliste. Je ne vois pas pourquoi la Belgique serait condamnée à disparaître. De nombreux Flamands ne le souhaitent pas. Notre ancienne Principauté de Liège était bilingue, avec des bonnes villes flamandes, et Dieu merci, nous en gardons des restes. Le Standard a toujours été plein de joueurs limbourgeois, des milliers de supporters flamands viennent à Sclessin. Mon pays, c’est la Wallonie. Mais bien entendu, on peut être à la fois Belge et Wallon. J’ai été bourgmestre, je n’ai pas brûlé l’écharpe tricolore.

Mai 2014, ce n’est pas l’élection de tous les dangers ?

Les déclarations de Siegfried Bracke (NDLR : un des bras droits de Bart De Wever), affirmant que la N-VA est prête à intégrer un gouvernement fédéral donnant la priorité au socio-économique, font partie d’un scénario bien établi. Et dans ce scénario, l’homme-clé, c’est Didier Reynders. Quelle est la vision de Reynders ? La droite décomplexée. Sarkozy plutôt que Chirac. Dès ses débuts en politique, il se rend compte qu’il se heurte sans arrêt à la prépondérance des socialistes en Wallonie. Il poursuit dès lors un objectif : les mettre dans l’opposition. Il en entrevoit la possibilité en 2007, mais la manoeuvre échoue, et le PS se maintient au pouvoir. Comme il est intelligent, Reynders sait qu’il doit trouver un allié en Flandre. Très vite, il comprend qu’il doit s’arranger avec Bart De Wever, d’où la rencontre au restaurant Bruneau, en 2010. Le communautaire l’importe peu, mais il veut avancer sur l’économique. Le modèle, c’est Sarkozy ! Un gouvernement qui baisse les impôts, qui démolit la sécurité sociale, qui liquide les services publics… Il y a beaucoup d’inconnues dans le résultat de 2014, mais le résultat politique est déjà connu. Il a été signé à Anvers, après les élections communales, où une alliance de la droite décomplexée – N-VA, CD&V et Open VLD – a pris le pouvoir. Cette alliance-là, quoi qu’il arrive, restera majoritaire en Flandre en 2014, et aura au niveau fédéral le même souci qu’à Anvers : mettre les socialistes dehors. Reynders, dans cette stratégie, est le partenaire rêvé. Il est là, qu’il gagne ou qu’il perde. Bracke ne fait que lui donner le signal que le message est bien passé et que la N-VA est prête.

En somme, le maître du jeu se nomme Didier Reynders ?

Il y a Reynders, mais il y a aussi la FGTB. Ce sont les deux acteurs qui peuvent faire basculer la situation dans un sens ou un autre. Elio Di Rupo peut entraîner un mouvement, mais si la FGTB bascule, beaucoup de choses vont basculer. Je tiens pour acquis que le PTB décrochera un élu à la Chambre. Mais le succès du PTB sera petit, moyen ou grand en fonction notamment de ce que fera la FGTB. Pour le moment, j’ai l’impression que la FGTB oscille plus à Charleroi qu’à Liège… L’Histoire nous montre une chose : la clé politique de la Wallonie se trouve à la FGTB. Le PS s’est senti réellement menacé une seule fois, au moment de la création du Mouvement populaire wallon, conçu en grande partie par des syndicalistes socialistes, André Renard en tête. Le PS a eu peur, parce que là, la FGTB bougeait. Cools m’a appris qu’en politique, c’est toujours l’inattendu qui gagne. Je ne peux donc pas prédire l’avenir. Mais ce que je sais, c’est que quand la FGTB a bougé, alors la carte politique a bougé.

De toutes les personnalités du PS, vous êtes sans doute celui qui a prononcé les critiques les plus dures à l’égard d’Elio Di Rupo. Que lui reprochez-vous ?

Prenez le PS quand il est arrivé, prenez le PS maintenant, ou ce qu’il en reste, c’est éloquent. Il ne reste plus grand-chose.

Di Rupo a maintenu le PS au pouvoir de 1999 à aujourd’hui. Il l’a porté très haut, électoralement.

Vous plaisantez ou quoi ? Quand mon père était parlementaire, le PS était bien plus haut.

Si l’on se focalise sur les vingt dernières années…

Les vingt dernières années sont mauvaises. Sans parler de la politique que le parti mène, qui n’a plus rien à voir avec le socialisme.

Le bilan du PS au gouvernement vous semble à ce point désastreux ?

Mais non ! L’acquis fondamental d’Elio, c’est d’avoir préservé l’indexation des salaires. Objectivement, si on a maintenu ce mécanisme malgré les cris de la Commission européenne, c’est grâce à lui. Pour le reste, moi, je suis Liégeois avant tout. Je suis resté extrêmement fidèle à la fédération liégeoise. Le reste du Parti socialiste ? Je n’ai plus l’impression qu’il existe beaucoup et ce qui existe n’est plus socialiste.

La fédération liégeoise vous paraît être restée plus authentiquement socialiste ?

Oui. Même Michel Daerden, réviseur d’entreprise, avait une certaine idée de la tradition socialiste. Nous formons encore un ensemble. Ce qui nous réunit, c’est notamment une croyance plus ferme qu’ailleurs dans le rôle des pouvoirs publics. Voyez Jean-Claude Marcourt : il fait des efforts pour sauver ce qui peut l’être dans la sidérurgie. Il joue une partie difficile, mais lui, au moins, il la joue.

Le PS liégeois traîne pourtant une réputation sulfureuse. Le rachat de L’Avenir par l’intercommunale Tecteo, que dirige Stéphane Moreau, n’arrange rien.

En Wallonie, être Liégeois, c’est un peu comme le Christ : on porte un fardeau. On doit faire face à un ressentiment permanent. Mais nous traiter d’affairistes, c’est une plaisanterie… A Namur, comment vont Jean-Louis Close et Bernard Anselme ? Comment va Charleroi ? Il y a une crise de la démocratie partout. Tant qu’à présent, on n’a rien reproché d’illégal à Stéphane Moreau. Les articles qui le mettent en cause sont remplis de conditionnels. Je ne dis pas que tout est parfait dans les intercommunales liégeoises, mais au moins, nous gardons un réseau enviable. Ce n’est pas comme dans le Hainaut, où les dirigeants socialistes ont préféré s’arranger avec le privé.

Paul Magnette, c’est la personne idéale pour emmener le PS aux prochaines élections ?

Il a été élu bourgmestre, il a promis de redresser Charleroi. Je sais ce qu’est une grande ville, quand vous devez la tenir, vous avez besoin de tout votre temps. La dernière fois qu’on a dû former un gouvernement, ça a pris 500 jours. Si seulement ça dure 150 jours en 2014, bonne chance pour être bourgmestre tout en participant aux négociations ! Non, la présidence du parti, c’est full time.

Comme bourgmestre de Liège, votre nom reste associé à la brutale répression d’une manifestation étudiante, en 1995. C’est ça aussi, la cruauté du pouvoir ?

Les étudiants avaient besoin d’être calmés, je les ai calmés. Mais ça n’a rien à voir avec de la cruauté. Je n’avais autorisé cette manifestation que contre leur engagement de suivre un itinéraire. Quand ils sont sortis du périmètre autorisé, et que dans un grain de folie, ils sont entrés dans une trémie, nous avons fait avancer la gendarmerie à cheval. A partir de là, les dés étaient jetés. La gendarmerie n’a pas su tout maîtriser, c’est l’évidence, mais c’est moi qui avais fait appel à elle. J’ai assumé la responsabilité. Que se serait-il passé si les étudiants s’étaient répandus dans le centre-ville et avaient cassé des vitrines ? De deux maux, il faut choisir le moindre.

C’est cela, la raison d’Etat ? On vous dit fasciné par De Gaulle.

Je suis gaulliste, en effet. Qui nationalise les banques ? De Gaulle. Qui les privatise ? Jospin. Qui est le plus socialiste des deux ? N’oubliez pas que je suis né en 1936. La fin de la guerre, je l’ai vécue avec une photo du général De Gaulle dans ma chambre. J’écoutais la BBC. Si vous me demandez qui est l’homme du siècle, je dirais Franklin Roosevelt. En Europe, c’est De Gaulle. Mais le visage du XXe siècle, hélas, c’est Anne Frank. Le XXe siècle est un siècle cruel.

(1) Ministre socialiste, vice-président du Parlement européen, Fernand Dehousse a été l’un des penseurs du fédéralisme belge.

(2) Figure de proue du régionalisme wallon, appartenant à l’aile gauche du PS. Ministre au moment de sa mort, en 1971.

(3) Vice-Premier ministre. Président du Parti socialiste. Leader de la fédération liégeoise, jusqu’à son assassinat en 1991.

Propos recueillis par François Brabant – Photos : Debby Termonia pour Le Vif/L’Express

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