» Redonner un sens au travail « 

Les problèmes auxquels nous sommes confrontés dépassent largement le cadre d’une crise économique classique. Beaucoup de gens, y compris dans les plus hautes sphères politiques, refusent de le voir, mais la catastrophe financière appelle des remises en question fondamentales, qui concernent la place et l’identité de chacun au sein du système. Comment trouver un mode de fonctionnement plus viable ?

Pour améliorer les choses, il faut d’abord revenir aux origines de ce nouveau capitalisme, entré en crise il y a deux ans. L’ancien capitalisme bureaucratique fonctionnait sur le modèle de l’armée, avec des organisations pyramidales et des hiérarchies très rigides. Après 1968, le capitalisme a muté en colonisant la rhétorique de la libération, et les organisations se sont transformées pour devenir plus fluides, plus instables, plus court-termistes. Ce n’était pas explicitement le souhait des gens qui ont manifesté dans les années 1960, mais c’est ce qui s’est produit, et cela a désamorcé une partie de la contestation, notamment à gauche. Or ce nouveau capitalisme, comme la crise l’a montré, ne pose pas moins de problèmes que le précédent modèle, contre lequel ma génération s’était révoltée.

Ce capitalisme fluide a suscité le développement d’un travail sans qualités. La carrière a disparu, remplacée par une trajectoire floue, fragmentée, qui rend difficile pour les salariés la définition de leur identité. Il devient de plus en plus compliqué d’inscrire son travail dans une forme narrative, susceptible de lui donner une signification. La disparition de la notion de formation sur le long terme et de développement des talents en offre une bonne illustration. Il suffit d’observer la crise de l’industrie automobile aux Etats-Unis : il s’agit d’un secteur où les salariés ont accumulé de très grandes compétences au fil des années. Or il y a eu beaucoup de discussions politiques pour savoir comment sauver les compagnies, à qui les vendre, etc. Mais très peu pour savoir comment utiliser ces talents, comment valoriser ces compétences dans d’autres sphères. L’idée dominante par rapport à ces salariés, c’est : à eux de se débrouiller, quitte à repartir de zéro. La valeur du travail lui-même a disparu au profit d’un intérêt exclusif pour ce que ce travail peut rapporter immédiatement. Pour les salariés, c’est extrêmement déstabilisant, mais ça l’est aussi, à terme, pour les organisations elles-mêmes.

Tout cela a aussi d’importants effets psychologiques. Ceux qui ont un travail sont souvent confrontés à une perte de sens qui conduit au désengagement et au désinvestissement. Pour ceux qui l’ont perdu, les conséquences sociales et personnelles sont d’autant plus importantes que cet emploi si fragile est devenu encore plus central qu’auparavant dans la construction de l’identité.

J’ai mené une étude sur des salariés de Wall Street ayant perdu leur emploi pendant la crise : leur estime de soi est profondément altérée, ce qui occasionne de graves difficultés (dépressions, divorcesà). Le développement des idéaux de performance et d’autonomie fait que ces gens ont le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur, alors qu’ils ont tout simplement été emportés par un événement qui les dépasse. A New York, la communauté financière représentait 9 % des emplois avant la crise, contre seulement 7 % aujourd’hui. Beaucoup se rassurent en se disant : on attend la reprise et on pourra repartir comme avant. Mais cette reprise ne va pas créer beaucoup d’emplois et le malaise risque donc de devenir permanent.

Comment en sortir ? La restauration de l’ancien capitalisme bureaucratique n’est à l’évidence pas la solution. Le défi, c’est de parvenir à mettre en place un système qui permette à l’individu de se définir au travers de ses mutations professionnelles, dans une société où les compétences ont tendance à devenir rapidement obsolètes. Il faut aider l’individu à retrouver le sentiment de respect de soi et des autres qui a disparu, et que les politiques publiques fondées sur la compassion et l’assistanat ont échoué à rétablir. Cela passe en particulier par la reconnaissance du travail bien fait.

Une des solutions pourrait être la réhabilitation de la notion de métier, sur le principe de l’artisanat : valoriser la signification du travail, plutôt que la rémunération que l’on peut en attendre. Réhabiliter la notion de travail bien fait, pour le plaisir de bien le faire, indépendamment de la notion de performance ou de rétribution. Car cet engagement désintéressé est seul à même de donner un sens à la vie. La fierté du travail accompli permet aussi de tisser au sein de l’organisation des liens sociaux durables. C’est d’autant plus nécessaire que les individus, travaillant de plus en plus longtemps (neuf heures et demie par jour, en moyenne, à New York), ont de moins en moins le temps de développer des relations désintéressées, dans et hors de la sphère du travail.

Face à ces enjeux, une des priorités est de repenser le rôle des organismes intermédiaires, notamment celui des syndicats. Nous avons lancé des projets dans cette direction à New York. L’idée est de débureaucratiser les organisations syndicales et d’élargir leur rôle, au-delà des aspects purement quantitatifs : ils pourraient travailler davantage sur les questions de santé, de bien-être et, surtout, de reconnaissance par l’entreprise de la qualité du travail effectué. Puisque les carrières se font désormais rarement au sein d’une seule et même société, ces nouveaux syndicats pourraient aussi se substituer aux entreprises pour assurer la cohérence des parcours individuels, leur  » continuité narrative « , au fil des différentes expériences professionnelles.

par richard sennett

 » Il devient de plus en plus compliqué d’inscrire son travail dans une forme narrative « 

« une des solutions pourrait être la réhabilitation de la notion de métier, sur le principe de l’artisanat »

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