Dimanche, des compagnies Focus et Chaliwaté : une réflexion sur une humanité aveugle aux conséquences de ses actes. © yves kerstuis

Prises de conscience

De plus en plus de spectacles abordent les thèmes du réchauffement climatique et de l’effondrement. Mais le fonctionnement du monde culturel est lui-même aberrant sur plusieurs points. Certains artistes, comme le chorégraphe Thierry Smits et la plasticienne et performeuse Orla Barry, ont ouvert les yeux.

Dans toutes les disciplines, on ne compte plus les spectacles qui tirent la sonnette d’alarme, de façon plus ou moins poétique, de façon plus ou moins frontale, sur l’urgence climatique, sur l’impossibilité de continuer à vivre comme nous le faisons. Ainsi, prochainement, aux Tanneurs, Thomas Hauert et sa compagnie ZOO créeront If Only (1), dont le point de départ est le constat de la non-durabilité de notre mode de vie.  » On a travaillé sur un état émotionnel très particulier qui part de l’endroit où l’on se trouve maintenant en voyant cet avenir qui se dessine et les erreurs que l’humanité a commises dans le passé, explique le danseur, chorégraphe et directeur artistique. Une désillusion par rapport à ce qu’on croyait être le progrès.  »

Mais ces productions en forme de dénonciations se trouvent elles-mêmes, surtout en ce qui concerne les spectacles qui franchissent facilement les barrières linguistiques comme la danse et le théâtre sans paroles, enfermées dans un système (comprenant également les médias) fondé sur les coproductions et les tournées internationales, aujourd’hui à l’échelle mondiale, catastrophique sur le plan de la mobilité. Dimanche, génial spectacle visuel des compagnies Focus et Chaliwaté sur une humanité aveugle aux conséquences de ses actes, se retrouve par exemple programmé en 2020, après sa création au Théâtre de Namur, en Australie, en Nouvelle-Zélande et à Taïwan. A 50 ans, Thomas Hauert, lui-même, reconnaît que sa carrière est basée sur les voyages :  » J’ai une empreinte carbone lamentable à cause de mon travail.  » Un paradoxe qui a poussé certains à changer leur manière de travailler.

If Only,  de la compagnie ZOO.
If Only, de la compagnie ZOO.© bert van dijck

Economie du spectacle

A notre connaissance, le premier à avoir jeté un pavé dans la mare médiatique au sein du monde du spectacle francophone est le chorégraphe français Jérôme Bel.  » Pour des raisons écologiques, la compagnie R.B/Jérôme Bel n’utilise plus l’avion pour ses déplacements « , pouvait-on lire dans le programme de Rétrospective, présenté au Kaaitheater en novembre dernier. Pour Rétrospective, la compagnie ne s’était d’ailleurs pas déplacée du tout puisqu’il s’agissait d’une vidéo projetée sur scène.  » Je me pose beaucoup de questions quant à la responsabilité écologique de la compagnie de danse que je dirige, déclarait Bel dans un entretien repris dans la feuille de salle. Les spectacles tournent beaucoup dans le monde et cela devient de plus en plus difficile pour moi d’assumer les voyages en avion. Avec ce film, je me sens moins coupable.  »

En ce qui concerne le chorégraphe bruxellois Thierry Smits (les récents Anima Ardens et WAW, mais aussi D’Orient, V.-Nightmares…), la prise de conscience est survenue au festival d’Avignon.  » Y voir l’opulence absolument dingue de mises en place de spectacles et d’affichage m’a un peu déprimé et dégoûté, se souvient-il. J’avais l’impression d’être dans un supermarché. Tout pour partout et pour tous, est- ce une nécessité absolue ? C’est un questionnement sur l’économie du spectacle dans son ensemble. Je fais la comparaison avec l’alimentation, la question des circuits courts. Nos grands-mères ne mangeaient ni kiwi, ni papaye, ni mangue. Nous, nous avons été habitués à pouvoir manger de tout. C’est la même chose en culture. C’est un luxe et à un moment donné, ça s’arrêtera, c’est un fait.  »

Fort de cette réflexion, nourri par toute une série de lectures autour de la collapsologie (l’étude de l’effondrement possible de la civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder), Thierry Smits, dans la négociation de son contrat-programme 2018-2022 avec la Fédération Wallonie-Bruxelles, a décidé de ne plus placer la priorité sur la diffusion. Sa prochaine création, liée directement aux problématiques de l’effondrement, intitulée Toumaï (du surnom d’un crâne de primate, signifiant  » espoir de vie « ) sera présentée pendant trois mois dans son propre espace, le Studio Thor, à Saint-Josse (2).  » J’ai rencontré douze centres culturels situés dans la zone périurbaine de Bruxelles, auxquels j’ai proposé une diffusion inversée : notre spectacle ne voyagerait plus, mais on ferait en sorte d’organiser le transport collectif des spectateurs vers notre salle, avec un modérateur, quelque chose à boire et à manger… L’idée est de mettre l’accent sur la proximité, de se réseauter d’une nouvelle manière. Je dois dire aussi que mes ambitions ne sont plus les mêmes que celles d’un jeune artiste qui veut jouer partout. Je n’ai plus vraiment ce désir-là. Aujourd’hui, je m’en fous de jouer deux soirs à Singapour.  »

Le chorégraphe bruxellois Thierry Smits.
Le chorégraphe bruxellois Thierry Smits.© dr

Mais les ambitions du chorégraphe ne se limitent pas à cette diffusion inversée : toit plat du Studio Thor verdurisé et accueillant un potager, récolte de l’eau de pluie, décor du spectacle recyclable ou à base de récupération, remplacement de la machine à café à capsules par un modèle plus rudimentaire mais qui produit moins de déchets…  » Quand je parle de ça autour de moi, on me dit souvent qu’on ne peut tout de même pas mettre le réchauffement climatique sur le dos de la culture, poursuit Thierry Smits. Je réponds systématiquement que je travaille dans la culture, pas dans l’automobile. C’est justement ce type de réflexion qui fait que rien ne bouge.  »

Observation du vivant

Le monde culturel a peut-être même un rôle fondamental à jouer dans le virage vers le durable.  » Ce que le culturel a de plus que les autres, c’est que c’est un très bon moyen de communication et de sensibilisation du grand public, souligne Vanessa de Marneffe, consultante en développement durable depuis douze ans au sein d’EcoRes et qui accompagne Thierry Smits dans sa démarche. Elle travaille actuellement dans le même sens avec l’Opéra de La Monnaie et a suivi le projet Interreg Demo (pour durabilité et écologie dans le secteur de la musique et de ses opérateurs), qui réunit onze partenaires entre le nord de la France et la Belgique, dont le Dour Festival, le Grand Mix à Tourcoing ou encore le centre culturel René Magritte à Lessines.  » Souvent, les opérateurs culturels disent qu’ils ne peuvent pas faire grand-chose, mais j’ai l’impression qu’ils ne se rendent pas compte de l’impact qu’ils peuvent avoir par leur positionnement. Quand le groupe Coldplay annonce qu’il ne tournera pas tant qu’une solution alternative plus écologique n’a pas été trouvée, c’est énorme !  »

Parmi les outils de réflexion utilisés avec Thierry Smits et la compagnie Thor, Vanessa de Marneffe va notamment employer le jeu de trente cartes Resilient Coaching.  » Cette méthode née d’un projet européen a été mise au point sur base de l’observation du vivant, du biomimétisme, précise-t-elle. Le vivant a cinq milliards d’années d’expérience, pourquoi ne pas en retenir ce qui fonctionne ? Trente principes sont sortis de cette étude et ont été mis sous forme de cartes, qui permettent de mener une réflexion sur trois thématiques : les ressources naturelles, le service et le produit, l’organisation avec les partenaires.  » Exemple parmi d’autres de ce biomimétisme : la manière dont les ingénieurs japonais d’un nouveau TGV se sont inspirés de la forme du bec du martin-pêcheur pour dessiner l’avant du train. Parfois, les solutions sont sous notre nez, autour de nous ou à puiser dans le passé.  » Est-ce qu’on ne doit pas revenir à ce qui était courant au début du xxe siècle : un spectacle qui vivait pendant trois ou quatre mois dans la ville ? interroge Thierry Smits. Est-ce qu’il faut vraiment qu’un théâtre propose vingt spectacles différents par saison ?  »

Les bonnes volontés et l’envie de changer sont là. Reste à prendre le temps de faire le point, et s’y mettre.  » En douze ans, j’ai vu une évolution dans notre méthodologie de travail, conclut Vanessa de Marneffe. Au départ, on travaillait surtout sur le bâtiment, mais on a constaté que c’est l’activité qui a le plus d’impact. Il faut agir sur le core business, sur le modèle économique de l’institution, son fonctionnement. En fait, c’est toute la culture de la culture qu’il faut changer. Et tout le monde doit participer, sinon ça n’a pas de sens. « 

(1) If Only : au théâtre Les Tanneurs, à Bruxelles, du 10 au 13 mars.

(2) Toumaï : au Studio Thor, à Saint-Josse, à partir du 18 novembre prochain.

Prises de conscience
© els dietvorst

Orla Barry, artiste et bergère

Partie de son Irlande natale pour étudier aux Pays-Bas puis s’installer à Bruxelles, la plasticienne et performeuse Orla Barry est revenue au pays en 2009.  » Si on m’avait dit à l’époque que, deux ans plus tard, j’aurais 100 moutons, j’aurais rigolé. Mon père était fermier et j’ai tellement voulu fuir ça quand j’étais jeune…  » Mais le monde paysan l’a rattrapée et Orla Barry combine aujourd’hui son élevage de Lleyn (une race originaire du pays de Galles) et sa pratique artistique, la première nourrissant la seconde.

Ainsi de Spin, Spin, Scheherazade, une performance interactive présentée au Kaai (1).  » J’ai travaillé sur la base d’histoires que j’ai vraiment vécues à la ferme et qui concernent les moutons, expose l’artiste. C’est un mélange entre le politique et l’anecdotique. Un peu comme dans les fables d’Esope. Grâce aux moutons, je peux faire des liens avec l’écologie, avec le féminisme – je suis souvent la seule femme dans les foires agricoles, c’est un univers très masculin -, avec la production de nourriture. En général, les gens ne se rendent pas compte de ce que ça demande de produire ce qu’ils mangent.  » Par son expérience de bergère, Orla Barry a  » compris le système dans lequel on vit « .  » Tout est globalisé par des énormes usines. Une de mes histoires raconte ma visite dans une usine de viande. Ce qui était horrifiant n’était pas la manière dont l’animal est tué, mais la masse. Les fermiers devraient être payés plus, la viande serait plus chère et les gens en achèteraient moins. La seule raison qu’ont les fermiers de produire dans des conditions pareilles, c’est qu’autrement, ils ne survivraient pas. Et c’est comme ça pour le café et tous les produits de base.  »

Une prochaine étape dans sa démarche est d’essayer de trouver des solutions plus écologiques dans la production et la diffusion de ses oeuvres. Un pas à la fois, on avance…

(1) Spin, Spin, Scheherazade (en anglais) : au Kaaistudio’s, à Bruxelles, le 5 mars.

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