monet les années lumière

C’est l’événement de 2010. A Paris, le Grand Palais organise une rétrospective consacrée au père de l’impressionnisme. La première depuis trente ans. Mais qui est vraiment l’auteur des Nymphéas, chasseur de couleurs et d’éphémère ? Un précurseur, un classique, un moderne ? Un génie, assurément.

Monet appartient au panthéon des artistes les plus connus au monde. Mais que sait-on vraiment de sa peinture ? Certains de ses tableaux, paysages de coquelicots ou bords de Seine, reproduits sur les calendriers et les boîtes de chocolats, ont tellement galvaudé son image qu’on ne se pose même plus la question.  » Père de l’impressionnisme « , le peintre de Giverny, né en 1840, en pleine période romantique, et mort en 1926, au seuil de la modernité, fut pourtant le chef de file d’un mouvement qui a fait basculer l’histoire de l’art.

Avec ses amis Bazille, Renoir, Pissarro et Sisley, il a voulu, à sa façon, réinventer le monde et dépeindre la réalité telle qu’il la percevait, à travers le filtre de la sensation. Dans cette époque cadenassée par l’académisme, la revendication de la subjectivité était révolutionnaire. Pas moins. Et c’est Monet qui a poussé le plus loin la réflexion. Parce que,  » durant les soixante ans de sa carrière, il n’a cessé de se renouveler et d’inventer « , explique Richard Thomson, l’un des commissaires de la rétrospective parisienne, la première depuis trente ans. Monet peignant à ses débuts les rivages normands n’est donc pas le même artiste que celui qui s’extasie devant les couleurs de la Méditerranée et est aussi différent de lui que le patriarche de Giverny.

Acte I Le premier Monet : un caricaturiste !

Claude Monet serait peut-être devenu un artiste académique s’il n’avait croisé le chemin d’Eugène Boudin au Havre, où tous deux habitaient. Le jeune homme possède un bon trait de crayon. Il brosse d’impertinentes caricatures de notables. Exposées dans la vitrine d’un papetier, elles attirent le regard de Boudin. Le  » Roi des ciels « , de quinze ans son aîné, propose alors à Monet de venir travailler avec lui sur le motif. Celui-ci traîne des pieds, mais finit par le suivre. En observant Boudin, il aura la révélation de la nature :  » Ce fut comme un voile qui se déchire « , avouera-t-il.

Acte II En chemin vers l’impressionnisme

Monet a 19 ans. Il s’installe à Paris. L’aventure peut commencer. Il rencontrera là ses compagnons de combat Pissarro, Bazille, Sisley et Renoir. Toujours en quête de nouveaux sites, il ne tient pas en place : Fontainebleau, Honfleur, Etretat, Fécamp, Paris et ses faubourgsà Seul ou aux côtés de ses amis peintres, il plante son chevalet au milieu du paysage, captant les variations du ciel et les reflets de l’ombre sur l’eau. L’instantanéité de la lumière. L’éphémère.

Dans ces années-là, Monet connaît la misère. Et l’enthousiasme laisse souvent place au découragement. Sans cesse rejeté des Salons officiels, il décide d’organiser une exposition de groupe. Qui ouvre en avril 1874, dans l’ancien atelier du photographe Nadar, boulevard des Capucines, à Paris. C’est le scandale. Chroniqueur au Charivari, Louis Leroy se déchaîne contre l’une des toiles de Monet, Impression, soleil levant, une vue du port du Havre saisi dans la brume matinale.  » Puisque je suis impressionné, ironise le critique, il doit y avoir de l’impression là-dedans.  » Ainsi la toile est-elle devenue, à l’insu de son auteur, l’emblème de la nouvelle peinture. Le mouvement impressionniste est né.

ACTE III Monet l’impressionniste

Dans les années 1880, l’horizon s’éclaircit. Monet a rencontré Paul Durand-Ruel quelques années plus tôt. Le marchand commence à lui acheter régulièrement des tableaux et l’expose à New York. Au hasard de ses explorations, il a aussi découvert le village de Giverny, où il emménage en 1883, à 43 ans. Sa vie en sera bouleversée. L’£il toujours sollicité par la lumière, le peintre n’en continue pas moins ses voyages, poussant jusqu’aux rivages méditerranéens, à Belle-Ile ou dans la Creuse, d’où il rapportera quelques-uns de ses paysages les plus inspirés. Admiratif du grand Rodin, Monet rêve d’exposer à ses côtés. En 1889, à l’occasion de l’Exposition universelle, le galeriste Georges Petit réunit les sculptures du premier et les tableaux du second. Les échos dans la presse sont dithyrambiques. L’heure de la revanche a sonné. Zola, Maupassant, Mallarmé deviennent de fidèles soutiens.

ACTE IV Monet invente les séries. Une révolution

En 1886, après huit expositions communes, le groupe impressionniste se dissout. Monet radicalise de plus en plus sa démarche. Et explore sa propre voie. Les meules qui ponctuent le paysage du Vexin, près de sa maison de Giverny, lui en fournissent l’occasion. Se concentrant sur les effets lumineux, il les peint, dans un format et cadrage identiques, à différents moments du jour et de l’année, dans la chaleur estivale, les rougeoiements de l’automne, ou sous le froid soleil hivernal, révélant, chaque fois, des tonalités inédites, teintées de violet, de bleu, de rose. Elles n’échapperont ni aux reproches ni aux suspicions. Lorsqu’il les découvre chez Durand-Ruel, en 1891, Pissarro stigmatise ce procédé répétitif qu’il juge commercial. Clemenceau, à l’inverse, y décèle  » une nouvelle façon de regarder, de sentir, d’exprimer. Une révolution « .

Aux Meules succéderont les Peupliers, les Cathédrales de Rouen, les vues de Londres obéissant au même principe.  » Commencées sur le motif, explique Richard Thomson, les séries sont ensuite retravaillées et harmonisées à l’atelier, avant d’être exposées ensemble.  »  » Le motif

se dilue dans la répétition, constate Marina Ferretti-Bocquillon, conservatrice au musée des Impressionnismes, à Giverny. Il n’est plus qu’un prétexte pour accrocher le regard. Seules comptent les couleurs.  » Et l’éphémère devient éternité. Monet expliquera sa démarche :  » Les autres peintres peignent un pont, une maison, un bateau et ils ont fini, écrit-il en 1895. Moi, je veux peindre l’air dans lequel se trouve le pont, la maison, le bateau. La beauté de l’air où ils sont et ce n’est rien d’autre que l’impossible. « 

ACTE V Les Nymphéas : au-delà de l’impressionnisme

Monet était parti du principe de l’£uvre unique réalisée en plein air. Les séries véhiculent une philosophie bien éloignée de l’impressionnisme des débuts.  » Cette peinture, intériorisée et suggestive, l’amènera à la réalisation des Nymphéas « , explique Sylvie Patry, l’une des commissaires de l’événement, conservatrice au musée d’Orsay. Dans les années 1890, Monet fait creuser dans son jardin de Giverny un bassin, enjambé par un petit pont japonais, le semant de nénuphars. Sa représentation devient une  » obsession « .  » C’est au-delà de mes forces de vieillard, écrit-il, et je veux cependant arriver à rendre ce que je ressens.  » Bien qu’atteint de cataracte, il ne cesse de peindre ce miroir dans lequel se reflètent le ciel et les nuages. D’abord sous forme de tondi (peintures réalisées sur des supports ronds) ou de tableaux de grands formats. En 1909, une exposition réunissant une cinquantaine de ces Nymphéas se tient chez Durand-Ruel. C’est un triomphe.

Le patriarche de Giverny, parvenu à la gloire, cultive pourtant un autre projet. Depuis 1897, il rêve de présenter ses Nymphéas dans une vaste salle circulaire, dans une ambiance propice à la méditation. Cette aventure inédite l’occupera jusqu’à sa mort. En 1914, alors qu’éclate la guerre – il lui fut reproché son apparente indifférence – il se met au travail. Et se fait même construire, pour mener à bien ce projet, un immense atelier de 15 mètres de hauteur à éclairage zénithal. Le 12 novembre 1918, au lendemain de l’armistice, pour fêter la victoire, il propose à Clemenceau d’offrir à l’Etat deux de ses panneaux. Le président du Conseil s’empresse d’accepter, insistant pour obtenir le cycle complet. Une vingtaine de panneaux seront finalement installés à l’Orangerie.  » La couleur monte du fond de l’eau par nuages, par tourbillons, écrit Paul Claudel.  » Et le spectateur se retrouve immergé dans un univers cosmique, Les Grandes Décorations seront inaugurées en mai 1927. Sans Monet : le maître de Giverny est mort quelques mois trop tôt.

éPILOGUE Monet, artiste contemporain

Dans les années 1950, le peintre surréaliste André Masson qualifie l’Orangerie de  » chapelle Sixtine de l’impressionnisme « . Formule élégante, qui ne reflète pourtant pas la réalité. Aboutissement d’une existence, ces Nymphéas n’ont plus grand-chose à voir avec l’impressionnisme. Les expressionnistes abstraits américains, tels Sam Francis ou Joan Mitchell, ont de leur côté interprété cette peinture gestuelle, libérée de la forme, comme la préfiguration de l’abstraction, hissant ainsi le maître de Giverny au rang de précurseur.  » Une relecture, commente Richard Thomson. Monet n’a jamais renoncé à la représentation du réel. A la surface des Nymphéas, il y a toujours des feuilles qui flottent, des nuages qui se reflètent « . Le critique Philippe Piguet voit plutôt dans l’aventure inédite des Nymphéas une démarche conceptuelle. Dans son jardin de Giverny, Monet, tel un artiste du land art, a métamorphosé la nature pour en faire £uvre d’art. A. C.-C.

> Claude Monet (1840-1926). Grand Palais, Paris (VIIIe). Du 22 septembre au 24 janvier 2011. > Monet et l’abstraction. Musée Marmottan, Paris (XVIe). Jusqu’au 26 septembre. > Monet : son musée. Musée Marmottan. Du 7 octobre au 20 février. > A lire : Catalogue : Claude Monet (RMN/musée d’Orsay) ; Monet, peintre de l’eau, par Pascal Bonafoux (Ed. du Chêne) ; Monet, l’£il et l’eau, par Vincent Noce (L’inattendu/RMN) ; Monet, par Ségolène Le Men (Citadelles & Mazenod). > A voir : Claude Monet à Giverny, la maison d’Alice, par Philippe Piguet et Jean Breschand, dans Un soir au musée, le 23 septembre, France 5, 21 h 40.

Annick Colonna-Césari

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