»Les Vikings, ces excellents commerçants »

Pillards, conquérants, découvreurs de l’Amé-rique, peut-être… Les Vikings, ce peuple de navigateurs qui a fait vaciller l’Occident entre 800 et 1050, soulèvent des flots de clichés et de fantasmes. Fondateur de l’Institut d’études scandinaves à l’université Paris IV-Sorbonne, maître incontesté en langues, littératures et civilisations nordiques, Régis Boyer est l’un des meilleurs connaisseurs contemporains du monde viking. Après avoir enseigné en Pologne, en Islande et en Suède, cet érudit au verbe fleuri et à la passion contagieuse n’a eu de cesse qu’une plus juste place ne soit redonnée dans l’Histoire à ces hommes venus du froid. Il est aussi l’auteur de dizaines d’ouvrages sur les Vikings (dernier en date : Les Vikings, Perrin, 2004) et de traductions des grandes sagas islandaises. Cap plein nord.

Viking : ce mot suscite chez chacun de nous un imaginaire baigné d’esprit d’aventure, d’audace guerrière et de romantisme. Connaît-on les véritables origines de ce peuple de grands navigateurs ?

E Pour comprendre l’émergence et l’expansion des Vikings, il faut d’abord imaginer leur cadre de vie. Ces peuples germains du Nord s’implantent, dès les premiers siècles de notre ère, en Scandinavie : Danemark, Suède, Norvège. Ils parlent une langue commune, le vieux norrois, et vivent en clans familiaux, près de la mer. Ils sont peu nombreux et mènent une existence très pauvre dans des contrées froides et ingrates, où l’eau est omniprésente : mer, lacs, rivières, marécages. Par nature, ils sont contraints de construire des bateaux pour se déplacer, commercer et partir chercher une vie meilleure. Ils embarquent afla sér fjar,  » pour acquérir des richesses « .

Les Vikings sont donc d’abord des commerçants, plutôt pacifiques…

E D’excellents commerçants, aventureux mais pas toujours très délicats. Ils ressentent l’appel de la mer, ils ont soif d’ailleurs. Précisons toutefois une chose : les Scandinaves que nous connaissons sous le nom de Vikings ne se désignaient pas eux-mêmes ainsi. Il y a deux origines possibles pour ce mot. En vieux norrois, vikingr signifie  » pirate « ,  » pillard « . Ce terme a été adopté par les populations d’Europe occidentale qui ont subi leurs raids dévastateurs et leur domination entre 800 et 1050. Mais l’étymologie latine me paraît plus convaincante. Leur nom proviendrait du terme vicus, qui désigne les ports marchands que l’on trouve alors tout au long des côtes d’Europe. Le Viking serait donc le commerçant nordique qui va de vicus en vicus. Cette explication est confortée par le fait que, à l’est, le Viking est appelé Varègue. Un mot qui provient, en vieux norrois, soit de vara, la marchandise, soit de varar, le serment d’entraide que prêtaient les membres des confréries de marchands.

Quel type de commerce pratiquent-ils ?

E Très tôt, les Scandinaves ont mis au point un bateau performant mais petit, qui ne peut pas embarquer de grosses cargaisons. Les Vikings vont donc s’orienter vers le commerce de luxe : fourrures, ambre, bois précieux, et surtout esclaves. Nous connaissons leurs itinéraires maritimes. Dans le Grand Nord, ils longent les côtes norvégiennes, s’approvisionnent en fourrures chez les Sames [Lapons]. Ils pratiquent également le cabotage en mer Baltique, par exemple vers Hedeby, au Danemark, un grand centre de trafic d’esclaves. A l’est, ils remontent le dédale des fleuves et des lacs russes, pour déboucher à Byzance, le plus grand marché aux esclaves, et même à Bagdad. A l’ouest, ils cinglent vers l’Angleterre, puis, plus tard, vers les îles Féroé, l’Islande… Enfin, au sud, ils longent la façade atlantique, passent en Méditerranée et rejoignent la capitale de l’empire byzantin, via l’Italie et la Grèce. De ces contrées lointaines, ils rapportent du vin, de la vaisselle, des épices. Surtout, ils se couvrent de gloire et d’argent, ce qui fait partie de l’éducation d’un jeune Scandinave bien né.

Leur domaine maritime est donc immense. Cette suprématie commerciale est-elle rendue possible par le fameux drakkar ?

E Oui, à ceci près que le bateau viking ne s’est jamais appelé drakkar ! Ce mot doit sa postérité à l’erreur commise vers 1850 par un journaliste français qui a probablement voyagé en Suède. En suédois, dragon se dit drake, drakar au pluriel. Or les bateaux vikings avaient une figure de proue sculptée à l’image d’un monstre ou d’un animal terrifiant : un ours, un serpent ou, le plus souvent, un dragon. Les Vikings ne disaient pas :  » Je pars sur mon bateau « , mais :  » Je pars sur mon dragon.  » La figure de proue avait un rôle magique. Les Vikings croyaient aux génies des lieux, des créatures surnaturelles régnant sur un territoire, un fleuve, un rivage. Leurs dragons avaient pour fonction d’effrayer les esprits et d’impressionner les populations locales. En réalité, le nom générique du bateau viking est knörr. Mais cela, tout le monde l’a oublié…

Laissons le nom de côté. Qu’est-ce que ce bateau avait de si extraordinaire ?

E Il est exceptionnel pour l’époque : rapide, mobile, capable de virer sur place. Son faible tirant d’eau lui donne la possibilité de passer partout. Armé d’un mât portant une grande voile rectangulaire, le knörr peut aussi être man£uvré à la rame. Ce navire très souple ne résiste pas à la vague, il l’épouse. Ce qui lui permet d’affronter la haute mer. Le knörr mesure de 30 à 40 mètres et peut embarquer une cinquantaine d’hommes. Mais il a tout de même un gros inconvénient : non ponté et très bas, il embarque beaucoup d’eau. Imaginez l’équipage entassé au milieu des marchandises, passant son temps à écoper : les grandes traversées étaient extrêmement éprouvantes, dangereuses, et ne pouvaient être accomplies que par des hommes jeunes, téméraires et disciplinés.

On imagine que leur puissance ne tient pas seulement à la qualité de leurs bateaux. Quelles sont les autres raisons de leur expansion ?

E Autour de l’an 800, ils vont profiter de la conjonction de deux grands événements historiques. Tout d’abord, la conquête arabe. Vers 780, les navires arabes contrôlent la Méditerranée, empêchant les échanges entre l’Occident et l’Orient, qui, depuis l’Antiquité, ont façonné la vie matérielle et spirituelle de notre civilisation. Les routes maritimes vont donc remonter brusquement vers l’Atlantique, la mer du Nord et la Baltique, où les Vikings sont très influents. Le deuxième événement, plus progressif, intervient peu après 800. L’Empire carolingien, trop vaste, trop dispersé, se morcelle. Les descendants de Charlemagne se déchirent. En une vingtaine d’années, aux marges de cet empire, les Vikings réalisent qu’il devient plus simple de conclure une transaction par un bon coup d’épée ou de hache que par d’interminables palabres. Ils deviennent pillards par opportunisme, partout où cela est possible.

C’est plus efficace, en effet. Sait-on quel fut le premier raid viking ?

E Nous en connaissons la date avec précision, c’est dire le retentissement qu’il a eu dans tout l’Occident. Le 8 juin 793, des Vikings, probablement des Danois, pillent l’abbaye de Lindisfarne, située sur une île au nord-est de l’Angleterre. Ils s’engouffrent dans l’édifice, raflent tout ce qu’ils peuvent, tuent les moines qui résistent, mettent le feu et s’enfuient sur leur navire. Ils ne sont pas arrivés là par hasard. Car qui, au Moyen Age, est riche et sans défense ? L’Eglise. Il est difficile d’imaginer l’indignation et la terreur que provoquent ces pillages dans l’inconscient collectif. Non seulement les Vikings osent commettre le pire sacrilège û s’attaquer à la maison de Dieu û mais encore ils l’incendient ! Entre 800 et 850, ils multiplient ce type de raids, qu’ils appellent strandhögg, littéralement un  » coup sur le rivage « . De nuit, ils mouillent leur navire à l’embouchure d’un fleuve et attendent le moment favorable : une grande fête religieuse ou le pardon d’un saint local. Ce jour-là, la population, en liesse, n’est pas sur ses gardes. Les Vikings foncent alors sur leur objectif. La plupart de nos églises et cathédrales ont subi ce genre de ravages.

D’où le mythe terrifiant du Viking, ce grand barbare païen venu du Nord.

E Depuis l’Antiquité, les Grecs sont fascinés par les Hyperboréens, ces peuples mystérieux vivant dans le Grand Nord.  » Ex septentrione lux  » :  » Du nord vient la lumière « , disent les Latins. Distance, froid, soleil de minuit : les peuples qui survivent dans cet univers ne peuvent être composés que de surhommes, invincibles, aux pouvoirs magiques. Et, au Moyen Age, qui nous décrit les Vikings ? Ce sont les clercs de l’Eglise, autrement dit leurs premières victimes et les seuls à connaître l’écriture. L’imaginaire populaire va faire le reste : on les décrit buvant du sang dans le crâne de leurs ennemis ou mourant en riant… Ces pratiques n’ont jamais existé ; de même, les Vikings ne portaient pas de casque à cornes ! Mais, depuis douze siècles, nous avons perpétué cette imagerie délicieusement terrifiante…

Cela d’autant plus qu’ils n’ont pas cessé de s’enhardir…

E Entre 850 et 900, face à la faible réaction de l’Occident, les Vikings s’organisent en flottes de quelques dizaines de bateaux et remontent tous les grands fleuves, dont la Meuse et l’Escaut. Ils font le siège de Londres, puis celui de Paris, en 885. Ils ne prendront jamais ces deux villes, mais ont quand même mis à sac Rouen, Nantes ou Bordeaux… A partir de 900, ils passent à une nouvelle phase d’expansion : ils s’implantent sur les terres qu’ils peuvent conquérir, comme la région du Danelaw [ » loi des Danois « ], en Angleterre, quitte à conclure des accords avec les souverains locaux, qui préfèrent les tolérer plutôt que les combattre. A l’est, au ixe siècle, ils créent les principautés de Novgorod et de Kiev. Les autochtones les surnomment  » Rus  » [roux] : la Russie doit ainsi son nom aux Vikings. Ils s’installent aussi en Normandie, après le traité de Saint-Clair-sur-Epte, signé en 911 par Charles le Simple et Hrolf, un chef viking qui est resté dans la tradition sous le nom de Rollon. Les Vikings s’établissent en petits groupes, avec femmes et enfants, formant une nouvelle élite locale. Ils pratiquent en somme une colonisation de l’intérieur.

Pourtant, ils continuent à découvrir de nouvelles terres, très loin vers l’ouest…

E Ils recherchent encore et toujours des lieux d’implantation. Après avoir exploré les îles nord-atlantiques û Orcades, Hébrides, Shetland û ils vont découvrir puis coloniser l’Islande entre 874 et 930. Et, de là, le Groenland.

Grâce à un certain Erik le Rouge.

E Sa famille, mi-scandinave, mi-celte, est venue s’installer en Islande. Là, Erik le Rouge a quelques ennuis. Il a donné un coup de hache à l’un de ses rivaux, ce qui, à l’époque, est une affaire plutôt banale. Mais il est condamné à l’exil. C’est ainsi que, probablement dérouté par les vents, il accoste en 985 au Groenland, où 14 autres bateaux viendront le rejoindre.

Comment se dirigeaient-ils sur ces mers périlleuses et inconnues ?

E On ne sait pas grand-chose sur le sujet, mais ce qui est certain, c’est que les Vikings étaient de formidables navigateurs. Ils n’ont ni boussole, ni sextant, ni astrolabe. A bord, le chef est le timonier, celui qui tient la barre. On suppose qu’ils se repéraient en mer grâce aux éléments naturels : orientation des vents, forme des nuages, vol des oiseaux, présence de bancs de poissons. Ils avaient une extraordinaire mémoire des routes maritimes et se transmettaient leur savoir de génération en génération.

On dit que, bien avant Amerigo Vespucci, ils auraient découvert l’Amérique…

E Je fais partie de ceux qui pensent que, par hasard, les Vikings ont effectivement découvert l’Amérique du Nord, peut-être Terre-Neuve ou le Labrador, vers l’an mille. C’est-à-dire cinq siècles avant Christophe Colomb et Vespucci. Cette épopée est évoquée de manière légendaire et faussée dans la saga d’Erik le Rouge et dans celle des Groenlandais, écrites aux xiie et xiiie siècles par les Islandais, leurs descendants. L’un des fils d’Erik le Rouge, Leifr, dit  » le Chanceux « , aurait embarqué vers l’ouest à partir du Groenland et aurait découvert des rivages inconnus : Helluland, la terre des pierres plates, Markland, la terre des forêts, et Vinland, la terre des vignes ou des prairies, selon les étymologies. Nous n’avons aucune certitude historique, mais il paraît vraiment improbable que les Vikings n’aient pas accosté en Amérique.

Les Vikings ont ainsi sillonné les mers, repoussé les limites du monde connu, conquis des territoires… Puis leur suprématie semble s’interrompre brutalement au xie siècle. Pour quelles raisons ?

E Autour de l’an mille, une conjonction de facteurs religieux, politiques et économiques va saper leur domination. Tout d’abord, les peuples nordiques embrassent le christianisme. La religion chrétienne interdit le commerce des esclaves, et les Vikings doivent renoncer à cette activité. De plus, les souverains scandinaves unifient leurs royaumes et lèvent des impôts : les navigateurs voient les profits de leurs expéditions s’amenuiser. Dans le même temps, le commerce évolue et privilégie l’échange de grandes quantités de marchandises. Le knörr viking est désormais obsolète. Enfin, partout où ils se sont implantés, grâce à leur remarquable capacité d’adaptation, les Vikings se sont fondus dans la population d’origine. En deux ou trois générations, ils ne sont plus scandinaves, mais islandais, normands ou slaves.

Qui sont d’une certaine manière un peu vikings. Mais quelles traces ce peuple a-t-il laissées dans l’histoire de l’Occident ?

E Pendant deux siècles et demi, ils ont exercé une énorme influence sur leurs contemporains. Leurs découvertes maritimes et leur génie commercial ont mis en relation des peuples qui s’ignoraient et relié des territoires inconnus ou très peu accessibles. Mais ils ont aussi été de prodigieux ferments d’agitation, de remise en question des sociétés et des Etats. Lorsqu’ils assiègent Paris, en 885, ceux qui ne sont pas encore les Français sont mis à rude épreuve. Le comte Eudes, qui leur résiste, deviendra roi trois ans plus tard et préfigurera la dynastie capétienne. Les sièges de Paris et de Londres ont fait prendre conscience aux futurs Français et Anglais de l’importance stratégique et géographique de ces villes qui n’étaient pas encore des capitales. Les Vikings ont profondément remodelé la carte de l’Occident, contribué au prestige de Byzance, donné naissance à l’Etat russe. Ils se jouaient des frontières naturelles, étatiques et linguistiques. En ce sens, ils ont été les premiers véritables Européens. l

B. T.

Le bateau viking ne s’est jamais appelé drakkar

Il paraît vraiment improbable que les Vikings n’aient pas accosté en Amérique

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