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« Les outils juridiques pour préserver la nature existent, pas la volonté politique »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Face à la souveraineté des Etats, pourrait-on mieux protéger la forêt amazonienne et les autres biens communs de l’humanité ? Chargée de cours en droit international de l’environnement à l’ULB et à l’université d’Anvers, Christine Frison appelle les Etats qui fustigent le Brésil à respecter leurs propres engagements.

La notion de bien commun de l’humanité existe-t-elle en droit international de l’environnement ?

Non. Par contre, celle de patrimoine commun de l’humanité, oui. A l’origine, elle protége des zones hors souverainetés étatiques, comme dans la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (1973) ou dans l’Accord régissant les activités des Etats sur la Lune (1979). Puis, elle a été étendue à des zones sous juridiction étatique, dans la convention de l’Organisation des Nations unies pour la science, l’éducation et la culture (Unesco) qui protège des aires qualifiées de  » patrimoine mondial de l’humanité « . La préservation est exercée avec le plein consentement de l’Etat intéressé, de manière positive et non coercitive. Trois zones sont inscrites sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco en Amazonie : le complexe de conservation de l’Amazonie centrale au Brésil, le parc national de Manu au Pérou, et celui de Noel Kempff Mercado en Bolivie. Mais ce concept ne permet pas d’intervenir sur le territoire d’un pays en cas de destruction. La notion de bien commun existe aussi mais elle est encore peu reconnue en droit. Cette théorie, développée par Elinor Ostrom, Prix Nobel d’économie en 2009, démontre qu’il est possible de gérer des ressources naturelles autrement que par le privé ou par l’Etat, en intégrant les gens. La gestion de l’eau à Naples, par exemple, fonctionne selon ce principe. Des citoyens, en collaboration avec la commune et avec l’entreprise privée gérant la fourniture d’eau potable, ont créé une nouvelle  » entreprise spéciale  » de gouvernance commune (ABC Acqua Bene Comune) et cela fonctionne très bien. Autre exemple, une gouvernance commune des communautés habitant les forêts augmente la biodiversité et les taux de séquestration de carbone. Cette nouvelle forme de gouvernance collective s’étend en Europe et ailleurs. Elle constitue une opportunité extraordinaire pour refonder le droit de l’environnement.

Le droit de l’environnement est conçu comme un outil qui va plutôt légitimer l’exploitation de la nature.

Une responsabilité des Etats à protéger un patrimoine commun de l’humanité pourrait-elle voir le jour ?

C’est envisagé depuis longtemps. Après la Seconde Guerre mondiale, on a voulu créer un crime contre l’environnement, l’écocide. Régulièrement remis à l’agenda, il n’a jamais été intégré aux compétences de la Cour pénale internationale (CPI) mais la gravité de la situation actuelle pourrait changer la donne. Sans attendre cette évolution, il serait envisageable d’avoir une interprétation large du crime contre l’humanité. Détruire l’un des poumons de la Terre provoquera l’effondrement de l’écosystème amazonien, et cela aura un impact pour la planète entière. D’autant plus que de nombreuses communautés autochtones l’habitent et participent à sa gestion. Le Brésil a ratifié les statuts de la CPI. On pourrait donc saisir la Cour pour  » crime contre l’humanité « . Autre voie, celle de créer un principe d’ingérence écologique similaire à celui d’ingérence en droit humanitaire qui permet d’intervenir dans un Etat où une défaillance avérée à l’égard des populations est constatée. Donc, au plan de la technicité du droit, il n’y a pas de difficulté pour agir. La créativité et les outils existent pour créer un système plus puissant de protection de l’environnement. Mais le problème est politique : les Etats n’en veulent pas.

Cela explique-t-il aussi que la notion d’écocide ne soit pas encore une réalité ?

Oui, parce que reconnaître l’écocide signifie reconnaître des droits à la nature pour elle-même. Or, le droit de l’environnement est conçu comme un outil qui va plutôt légitimer l’exploitation de la nature – il est pollué par les intérêts privés – alors qu’il devrait être un droit protégeant l’intérêt public et mimant les principes de fonctionnement des écosystèmes tels que l’interdépendance et la coopération. Cette approche anthropocentrique est le problème. D’abord parce que c’est penser que l’humain est hors de la nature alors qu’il est partie intégrante de l’écosystème planète. Il en est même l’élément le plus destructeur à ce jour. Ensuite, parce que très peu d’instruments juridiques arrivent actuellement à prendre en compte les intérêts des générations futures. On est exclusivement focalisé sur la dimension économique de la nature, son exploitation et pas sur toutes ses autres valeurs, culturelles, alimentaires, spirituelles, médicinales, d’habitat… qui participent à son évolution saine.

Docteure Christine Frison, chargée de recherches FWO à l'université d'Anvers et FNRS à l'UCLouvain, chargée de cours à l'ULB et à l'université d'Anvers.
Docteure Christine Frison, chargée de recherches FWO à l’université d’Anvers et FNRS à l’UCLouvain, chargée de cours à l’ULB et à l’université d’Anvers.© Elsa Verhoeven.

Certains pays prônent-ils ce changement de paradigme ?

Des Etats d’Amérique latine, l’Inde, la Nouvelle-Zélande ont reconnu à la nature des droits spécifiques. En Nouvelle-Zélande, le fleuve Whanganui a reçu, par voie législative, une personnalité juridique en même temps que les communautés autochtones qui habitent ses rives. Même chose en Inde sur décision de la Cour suprême pour des forêts et en Colombie, dans le chef de la Cour constitutionnelle, pour le rio Atrato. Enfin, en Equateur, les droits de la nature sont reconnus à la Pachamama, la  » Terre-mère « , au sein même de sa constitution. Des Etats prennent le chemin de cette approche écocentrique qui est essentielle à notre survie. Les outils juridiques existants ne sont pas tous parfaits. Il est parfois compliqué de faire appliquer les décisions de justice. En cas de pollution transfrontalière, les pays voisins du Brésil pourraient saisir en réparation la Cour internationale de justice (CIJ), qui a déjà condamné des Etats dans des cas similaires. Mais la difficulté serait ensuite de faire appliquer ses décisions par Brasilia, et ces décisions ne permettent pas d’ingérence sur l’exploitation de la forêt en territoire brésilien. Ces difficultés inhérentes à l’application du droit en général sont d’ordre politique et ne sont pas liées au fait qu’il s’agit du droit de la nature ou de bien commun.

On en revient à l’absence de volonté politique ?

On se heurte à la souveraineté des Etats et, surtout, à l’absence de volonté politique de traiter le problème central, à savoir l’exploitation économique de la nature au profit de l’homme. Beaucoup des Etats qui pointent aujourd’hui le Brésil du doigt ne remettent pas en question cette exploitation de la nature sur leur propre territoire. La situation en Amazonie est catastrophique, mais j’encourage d’abord chaque Etat à respecter ses propres engagements, notamment l’Accord de Paris sur le climat. Ainsi, on pourrait significativement changer le cours des choses, et agir beaucoup plus légitimement en cas d’urgence, tel qu’aujourd’hui en Amazonie.

La voie juridique

Dans Justice pour le climat ! (Odile Jacob, 208 p.), Judith Rochfeld, professeure de droit privé à l’Ecole de droit de la Sorbonne à Paris, décrypte comment des actions en justice contre des Etats ou des entreprises polluantes pourraient oeuvrer à la défense de l’environnement, un champ peu connu ici intelligemment exposé. Un des exemples les plus spectaculaires réside dans l’injonction adressée par la cour de district et la Cour d’appel de La Haye au gouvernement néerlandais d’adopter une trajectoire de baisse des émissions des gaz à effet de serre conforme aux engagements du pays à la suite d’une plainte de la Fondation Urgenda. Ce genre de démarche se heurte cependant à la séparation des pouvoirs entre exécutif et judiciaire, à la définition des ressources communes méritant protection ou à la détermination de dommages parfois lointains et diffus.

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