Les idÉes claires de Joost Swarte

Chacun de ses dessins est un hommage à Hergé. Mais, parce qu’il a bien connu le maître de la  » ligne claire  » – un terme dont il est l’inventeur -, Joost Swarte, illustrateur néerlandais, s’est aussi intimement impliqué dans la scénarisation du musée Hergé. Entretien.

Attablé au Cirio, l’un des cafés de la capitale devenu, au fil du temps (cent vingt ans, quand même !), le lieu de convergence de vieux Bruxellois, de touristes échevelés et de passants égarés, Joost Swarte, célèbre illustrateur et dessinateur de BD néerlandais, âgé de 61 ans et père, surtout, de l’expression  » ligne claire  » (qui fut bien la marque de fabrique de Hergé), a du mal à cacher son allégeance au créateur de Tintin et Milou. Une admiration qui remonte à l’enfance.  » Je pense que je devais avoir 8 ou 9 ans quand ma mère, qui est flamande, revint d’une visite familiale avec, dans les mains, un exemplaire du Crabe aux pinces d’or. J’ai été littéralement submergé par l’émotion. Ce ne fut rien moins qu’un coup de tonnerre. Et il n’a pas fallu longtemps, raconte Swarte, pour que je me procure tous les autres albums de la série.  »

A l’école, en secondaire, la prédilection du gamin pour le travail d’Hergé baisse pourtant d’un cran. Elle passe même carrément au second plan quand il commencera, plus tard, à étudier l’esthétique industrielle.  » A cette époque, à la fin des années 1960, je me plongeais plutôt dans les BD avant-gardistes. Surtout les revues en provenance d’Amérique, comme Zap Comix, qu’animait alors Robert Crumb, figure de proue de l’underground hippie (et auteur de Fritz le Chat). Swarte, futur dessinateur de planches, de posters et de pochettes de disque, décide pourtant de ne pas embrasser la carrière de styliste industriel.  » J’ai opté pour la BD, parce que cette dernière me semblait susceptible d’offrir davantage de modes d’expression. Je dessinais déjà des strips underground. Mais j’avais le sentiment que mes vignettes ne se mettaient pas à  » vivre réellement « , comme c’était pourtant le cas chez Hergé. Pourquoi ? Mystère. J’ai d’abord cru que ça tenait à la manière de faire d’Hergé. Il travaillait dans un style encore simple, où il dessinait des contours qu’il remplissait ensuite d’à-plat de couleurs. Le plus déconcertant, c’était de constater que le lecteur achevait mentalement l’image, en prenant les volumes en considération, et en inventant toute une dynamique. Alors je me suis engagé dans la même voieà  »

 » C’est quand j’ai commencé à créer également dans ce style que je me suis rendu compte qu’il y avait autre chose : beaucoup d’éléments, en vérité, contribuent à rendre le travail d’Hergé particulièrement vivant. Les séquences y sont remarquablement bien composées, la façon de cadrer est excellente, la tension est chaque fois solidement maintenue jusqu’à la fin des pages, etc. Si un personnage se déplace d’une image à l’autre, par exemple, de gauche à droite, une bonne raison sous-tend toujours ce mouvement. Bref, il y a énormément d’aspects au professionnalisme d’Hergé.  » Intuitivement, Swarte a, déjà, l’impression que le cinéma exerce une énorme influence sur la manière de raconter d’Hergé. Charles Dierick, qui mène des recherches, aux studios Hergé, sur le lien entre l’£uvre du maître et le septième art, a depuis lors confirmé ce ressenti. Parce que le père d’Hergé, voyageur de commerce, était souvent absent du foyer, son épouse allait fréquemment tuer le temps dans les salles obscures. Elle y emmenait leur fiston.  » Ce qu’Hergé a fabriqué, finalement, n’est rien d’autre que des films sans budget, assure Swarte. Comme il était très habile avec un crayon et du papier, il pouvait facilement se recréer un petit monde. « 

Swarte, qui veut combiner, dans ses propres productions, à la fois la liberté du dessin underground et le talent unique d’Hergé, donne alors un nom à cette façon de travailler : la ligne claire.  » En 1976, j’ai été approché par une fondation qui voulait monter une grande expo Tintin dans le centre de Rotterdam. Ses responsables souhaitaient que je collabore au projet, en me chargeant de tout ce qu’il y aurait à voir.  » Assisté de Har Brok et Ernst Pommerel, deux autres fins connaisseurs de l’univers tintinesque, Swarte se penche sur la confection du catalogue. Plutôt qu’un seul, il en propose quatre, dotés chacun d’une page de couverture et d’un titre accrocheurs.  » A l’époque, la plupart des dessinateurs pensaient et produisaient « en série » !  » L’un de ces catalogues traitait des auteurs dont Hergé s’était inspiré, et de ceux qui, à leur tour, avaient puisé en lui.  » Je l’ai intitulé La Ligne claire, et l’expression est restée collée aux artistes qui travaillaient d’une manière comparable – même si elle a pris plus tard d’autres significations, en rapport avec une certaine ambiance rétro, un certain genre de récità Moi, je définis le terme surtout comme le style de dessins dont Hergé est l’ultime représentant.  »

Dans la ligne claire, les objets qui se trouvent éloignés ou rapprochés sont tous dessinés avec, plus ou moins, la même épaisseur de trait.  » Cela signifie qu’on peut rapprocher facilement à l’avant-plan quelque chose – un personnage ou un objet – qui se situe à l’arrière-plan. Cette relation à la profondeur de champ est un point essentiel de la ligne claire. Ainsi, un téléphone qui sonne à l’arrière-plan du dessin peut néanmoins jouer un rôle très important dans le déroulé du récit. Cela paraît très évident, en BD. C’est pareil en peinture, poursuit Swarte. Je pense notamment à une toile de Rembrandt qui se trouve au Rijksmuseum d’Amsterdam. On distingue dans le fond du tableau des soldats qui tirent Jésus du jardin des oliviers, tandis que d’autres hommes en armes, à l’avant-plan, soumettent Pierre à la question : connaît-il ce type, là-bas, ce Jésus ? C’est peint de telle façon que la profondeur, justement, se trouve très « proéminente » : en dépit de la perspective, le Jésus éloigné figure pile-poil à côté du visage de Pierre, accentué encore par l’éclairage. On voit clairement ce qui se trame à ce moment dans l’esprit de Pierre : en quelque sorte, c’est une introduction à sa culpabilitéà Je trouve fabuleux de pouvoir employer la profondeur de cette façon, dans un tableau autant que dans une BD de ligne claire. « 

Dès le début des Tintin, Hergé se met en quête d’une ligne limpide.  » Avant de commencer ses planches, il exécutait souvent des dessins géniaux, très élaborés, raconte Swarte. Mais pour ses BD, il devait tenir compte de la mauvaise qualité des presses que le journal utilisait alors. Dans ses premiers récits, Tintin au pays des Soviets, ou Tintin en Afrique, le rendu est très sobre. C’est seulement une première phase de son £uvre: le meilleur viendra plus tard. Son professionnalisme et son souci de se documenter atteignent leur apogée avec Le Lotus bleu.  »

Dans l’élan de l’expo de Rotterdam de 1977, Swarte a rendu deux ou trois visites à Hergé, dans ses Studios situés avenue Louise, à Bruxelles.  » Il était une telle pointureà En même temps, je me disais qu’il y en avait d’autres, des artistes talentueux. Je ne l’ai jamais considéré comme un saint, même si j’étais fier d’avoir l’occasion de lui parler de son travail. En tant que jeune dessinateur, c’est toujours fantastique de s’entretenir avec son mentor. Hergé a d’ailleurs consacré beaucoup de son temps à ces réunions. Une des choses marquantes qu’il nous a racontées fut son premier déplacement en avion entre Paris et Bruxelles, dans les années 1930, je pense. Il avait dû aller chercher en France quelque chose pour Le Vingtième Siècle, le journal (belge) pour lequel il travaillait avant la guerre, et, au retour, il avait atterri à Haeren. Il s’était ensuite rendu en auto à la rédaction. A Norbert Wallez, son patron, il avait raconté que son voyage aérien lui avait procuré une sensation de « sécurité absolue ». Et c’est à ce moment-là qu’un télex était tombé : un avion venait de s’écraser entre Bruxelles et Cologne. Précisément l’appareil qu’Hergé venait de quitterà Il en avait beaucoup ri. Moi, j’avais trouvé l’anecdote tellement drôle que je m’étais promis de la dessiner, un jour, comme une sorte d’ Aventure d’Hergé. Et je l’ai d’ailleurs faità  »

Quelques années plus tard, Swarte est sollicité pour intégrer l’équipe qui doit mettre sur pied le musée Hergé.  » En 2000, les Stripdagen de Haarlem, un festival dont je suis l’initiateur, avaient voulu monter, au musée Frans Hals, dans la même ville, une expo consacrée au Lotus bleu. Je m’étais alors déplacé à Bruxelles, où j’avais fait la connaissance de Nick Rodwell, l’époux de Fanny, la seconde épouse d’Hergé.  » La collaboration semble avoir fonctionné. Assez intimement, en tout cas, pour donner à Nick et Fanny l’envie de prier Swarte de se pencher sur le scénario du futur musée Hergéà  » Ce ne fut pas une mince affaire, tant il y avait de matières potentiellement présentables au public. On m’a proposé de travailler avec Philippe Goddin, qui connaît tout de l’£uvre d’Hergé, raconte Swarte. Puis Thierry Groensteen s’est joint au groupe : directeur du musée de la BD à Angoulême, il jonglait parfaitement avec tous les aspects muséologiques.  » Et c’est à trois que s’est finalement écrit le scénario du musée Hergé, le temple dédié à l’£uvre de Georges Remi, ouvert à Louvain-la-Neuve en juin dernier.

par T. Horsten

Joost Swarte:  » Ce qu’Hergé a fabriqué n’est rien d’autre que des films sans budget. Il était très habile avec un crayon, il pouvait se recréer un petit monde. « 

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