Les dieux et les diables

Même si les analyses divergeaient sur les causes et les conséquences des terribles attentats du 11 septembre, la majorité des commentaires de l’automne s’accordaient sur un point: le monde ne serait plus comme avant. Six mois plus tard, qu’en est-il? Pour éclairer le propos sans le simplifier à l’excès, nous retiendrons quatre dates correspondant à des évolutions majeures de l’hyperpuissance américaine, dans la foulée de la victoire militaire contre les talibans afghans et la milice Al Qaida.

Dans le discours sur l’état de l’Union qu’il prononce le 29 janvier 2002, George W. Bush appelle l’Amérique à se dresser contre un « Axe du mal » dans lequel il inclut l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord, jusqu’alors qualifiés d' »Etats voyoux ». Fidèle à la forte imprégnation religieuse et morale du discours politique américain, cette référence au « mal » n’est pas sans rappeler la mobilisation que l’ancien président républicain Ronald Reagan avait décrétée, au début des années 1980, contre l’Union soviétique, alors qualifiée d' »Empire du Mal ».

Le 4 février dernier, le président présente au Congrès le budget américain de la Défense pour 2003: il prévoit une augmentation de 48 milliards de dollars (+ 15%), la plus importante depuis le début des années 80.

Le 15 février, une soixantaine d’intellectuels américains d’horizons divers et prestigieux publient dans la presse internationale une « Lettre d’Amérique, les raisons d’un combat ». Ce texte densément mûri s’efforce de justifier moralement la « guerre au terrorisme » entreprise par les Etats-Unis. Destiné aux opinions publiques des pays occidentaux et musulmans alliés de Washington, il explique que les attentats du 11 septembre revêtent un caractère universel, au-delà de leur spécificité antiaméricaine. La riposte militaire des Etats-Unis aurait donc pour vocation de protéger la terre entière. Ce texte est très significatif dans la mesure où, depuis la guerre du Vietnam, la plupart des intellectuels américains s’opposaient à ce que la politique étrangère de Washington se prolonge par des actions militaires d’envergure. En fait, il faut pratiquement remonter aux années 1940 pour trouver, au sein de l’intelligentsia américaine, un consensus aussi large en faveur d’une mobilisation guerrière.

Ce lundi 11 mars, le président Bush confirme son intention d’entreprendre la « phase 2 » de la guerre antiterroriste, visant à priver les « parias » d’Etats « sanctuaires » où ils pourraient trouver refuge. Au même moment, le vice-président américain Dick Cheney entreprend une importante tournée diplomatique qui le conduira, notamment, dans 9 pays arabes. Il aura la tâche difficile de justifier auprès de ses interlocuteurs la nouvelle attaque annoncée contre l’Irak. Enfin, la presse internationale bruit, ces jours-ci, de rumeurs guerrières d’un genre inédit. En cause, la révélation, par la presse américaine, d’une note confidentielle du département de la Défense, destinée au Congrès. Il y est question de nouveaux armements nucléaires offensifs, à portée limitée. A en croire le document, ces « mini-bombes » atomiques pourraient être utilisées, en représailles à une attaque chimique ou biologique ou « en cas d’événements surprenants », contre des pays aussi variés que… la Russie, la Chine, l’Irak, l’Iran, la Corée du Nord, la Syrie et la Libye. Bien que le vice-président Cheney ait fortement relativisé la portée de cette note, beaucoup d’observateurs s’en inquiètent. Car la concrétisation de telles intentions remettrait en cause, de manière fondamentale, la doctrine selon laquelle les Etats-Unis ne font pas usage en premier de l’arme nucléaire et, surtout, s’abstiennent de l’utiliser contre des pays non nucléaires signataires du traité de non-prolifération.

Les Etats-Unis se laissent-ils trop facilement griser par leur succès militaire en Asie centrale? En tout cas, le fait est que, depuis la campagne d’Afghanistan, ils ne raisonnent plus qu’en termes de force. Avec une logomachie empruntée aux guerres de religion, sans guère de prolongements sur le plan de l’analyse politique. Ces rodomontades soulèvent des inquiétudes compréhensibles chez tous ceux qui, impuissants à infléchir la politique américaine, risquent malgré tout d’en subir, demain, les conséquences. L’Europe, presque unanime, critique le simplisme et l’ unilatéralisme qui caractérisent aujourd’hui l’attitude de Washington. Le simplisme: réduire toute sa vision internationale à la lutte contre le terrorisme est sans doute populaire dans un pays sous le choc, mais ne permet pas de comprendre la complexité des problèmes du monde et d’y faire face de manière efficace. L’unilatéralisme: aborder la sphère internationale uniquement de son point de vue, s’y conduire au mépris des intérêts des autres, sans consulter ses alliés et partenaires autrement que pour exiger leur adhésion, c’est se comporter d’une façon inacceptable, car potentiellement dangereuse pour tous.

N’est-ce pas là, en effet, que réside le risque majeur? La sanctification des « bons » et la diabolisation des « mauvais », les croisades menées au nom du « bien » contre les « forces du mal », les menaces proférées, avec des accents de damnation, contre de trop nombreux ennemis présumés: tous ces ingrédients ne sont-ils pas de nature à renforcer dans leurs convictions ceux qui vouent l’Amérique aux gémonies?

Plus concrètement, il n’est pas certain que l’escalade militaire préparée par Washington suffira à rayer le terrorisme de la surface de la terre. Elle risque, au contraire, de le renforcer en multipliant, de par le monde, les pays et les communautés qui ont de bonnes raisons d’en vouloir aux Etats-Unis et à leurs alliés.

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